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OU
PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE
LIVRE I
Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir
quelque règle d'administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels
qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent être. Je tâcherai d'allier
toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l'intérêt
prescrit, afin que la justice et l'utilité ne se trouvent point
divisées.
J'entre en matière sans prouver
l'importance de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour
écrire sur la politique? Je réponds que non, et que c'est pour cela que j'écris
sur la politique. Si j'étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps
à dire ce qu'il faut faire; je le ferais, ou je me tairais.
Né citoyen d'un État libre, et membre du souverain, quelque
faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit
d'y voter suffit pour m'imposer le devoir de m'en instruire. Heureux, toutes les
fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours dans mes
recherches de nouvelles raisons d'aimer celui de mon pays!
LIVRE I. CHAPITRE I
SUJET DE CE PREMIER LIVRE
L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel
se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux.
Comment ce changement s'est-il fait? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre
légitime? Je crois pouvoir résoudre cette question.
Si je ne considérais que la force, et l'effet qui en dérive, je dirais:
tant qu'un peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien; sitôt
qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux; car,
recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la
reprendre, ou l'on ne l'était point à la lui ôter. Mais l'ordre social est un
droit sacré, qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient
point de la nature; il est donc fondé sur des conventions. Il s'agit de savoir
quelles sont ces conventions. Avant d'en venir là je dois établir ce que je
viens d'avancer.
LIVRE I. CHAPITRE II
DES PREMIÈRES SOCIÉTÉS
La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule
naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au
père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce
besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance
qu'ils devaient au père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants,
rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis ce
n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-même ne se
maintient que par convention.
Cette liberté
commune est une conséquence de la nature de l'homme. Sa première loi est de
veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à
lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens
propres à se conserver devient par là son propre maître.
La famille est donc si l'on veut le premier modèle des sociétés
politiques; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et
tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité.
Toute la différence est que dans la famille l'amour du père pour ses enfants le
paye des soins qu'il leur rend, et que dans l'Etat le plaisir de commander
supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur
de ceux qui sont gouvernés: Il cite l'esclavage en exemple. Sa plus constante
manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait 1.
On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable
aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius,
si le genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine
d'hommes appartient au genre humain, et il paraît dans tout son livre pencher
pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espèce
humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde
pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature
supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs,
sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait,
au rapport de Philon, l'empereur Caligula; concluant assez bien de cette
analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des
bêtes.
Le raisonnement de ce Caligula revient à
celui d'Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous avait dit aussi que les
hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour
l'esclavage et les autres pour la domination.
Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homme
né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves
perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir; ils aiment leur
servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement 2.
S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves
contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a
perpétués.
Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de
l'empereur Noé père de trois grands monarques qui se partagèrent l'univers,
comme firent les enfants de Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux. J'espère
qu'on me saura gré de cette modération; car, descendant directement de l'un de
ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si par la
vérification des titres je ne me trouverais point le légitime roi du genre
humain? Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain
du monde comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le seul habitant; et ce
qu'il y avait de commode dans cet empire était que le monarque assuré sur son
trône n'avait à craindre ni rébellions, ni guerres, ni conspirateurs.
LIVRE I. CHAPITRE III
DU DROIT DU PLUS FORT
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le
maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le
droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi
en principe: Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une
puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses
effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c'est tout au
plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en
résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le
droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première
succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut
légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de
faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand
la force cesse? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir,
et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce
mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du
tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut
dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne
sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie
en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un
brigand me surprenne au coin d'un bois: non seulement il faut par force donner
la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de
la donner? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est
obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient
toujours.
CHAPITRE IV
DE L'ESCLAVAGE
Puisque aucun homme n'a une autorité naturelle sur son
semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les
conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.
Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et
se rendre esclave d'un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas
aliéner la sienne et se rendre sujet d'un roi? Il y a là bien des mots
équivoques qui auraient besoin d'explication, mais tenons-nous-en à celui
d'aliéner. Aliéner c'est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d'un
autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance: mais un
peuple pour quoi se vend-il? Bien loin qu'un roi fournisse à ses sujets leur
subsistance il ne tire la sienne que d'eux, et selon Rabelais un roi ne vit pas
de peu. Les sujets donnent donc leur personne à condition qu'on prendra aussi
leur bien? Je ne vois pas ce qu'il leur reste à conserver.
On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité
civile. Soit; mais qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur
attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les
désolent plus que ne feraient leurs dissensions? Qu'y gagnent-ils, si cette
tranquillité même est une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les
cachots; en est-ce assez pour s'y trouver bien? Les Grecs enfermés dans l'antre
du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d'être
dévorés.
Dire qu'un homme se donne gratuitement,
c'est dire une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul,
par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même
chose de tout un peuple, c'est supposer un peuple de fous: la folie ne fait pas
droit.
Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même,
il ne peut aliéner ses enfants; ils naissent hommes et libres; leur liberté leur
appartient, nul n'a droit d'en disposer qu'eux. Avant qu'ils soient en âge de
raison le père peut en leur nom stipuler des conditions pour leur conservation,
pour leur bien-être; mais non les donner irrévocablement et sans condition; car
un tel don est contraire aux fins de la nature et passe les droits de la
paternité. Il faudrait donc pour qu'un gouvernement arbitraire fut légitime qu'à
chaque génération le peuple fût le maître de l'admettre ou de le rejeter: mais
alors ce gouvernement ne serait plus arbitraire.
Renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de
l'humanité, même à ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour
quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature
de l'homme, et c'est ôter toute moralité à ses actions que d'ôter toute liberté
à sa volonté. Enfin c'est une convention vaine et contradictoire de stipuler
d'une part une autorité absolue et de l'autre une obéissance sans bornes.
N'est-il pas clair qu'on n'est engagé à rien envers celui dont on a droit de
tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent, sans échange
n'entraîne-t-elle pas la nullité de l'acte? Car quel droit mon esclave aurait-il
contre moi, puisque tout ce qu'il a m'appartient, et que son droit étant le
mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n'a aucun sens?
Grotius et les autres tirent de la guerre une autre origine
du prétendu droit d'esclavage. Le vainqueur ayant, selon eux, le droit de tuer
le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens de sa liberté; convention
d'autant plus légitime qu'elle tourne au profit de tous deux.
Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus
ne résulte en aucune manière de l'état de guerre. Par cela seul que les hommes
vivant dans leur primitive indépendance n'ont point entre eux de rapport assez
constant pour constituer ni l'état de paix ni l'état de guerre, ils ne sont
point naturellement ennemis. C'est le rapport des choses et non des hommes qui
constitue la guerre, et l'état de guerre ne pouvant naître des simples relations
personnelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou d'homme
à homme ne peut exister, ni dans l'état de nature où il n'y a point de propriété
constante, ni dans l'état social où tout est sous l'autorité des
lois.
Les combats particuliers, les duels, les
rencontres sont des actes qui ne constituent point un état; et à l'égard des
guerres privées, autorisées par les établissements de Louis IX roi de France et
suspendues par la paix de Dieu, ce sont des abus du gouvernement féodal, système
absurde s'il en fut jamais, contraire aux principes du droit naturel, et à toute
bonne politie.
La guerre n'est donc point une
relation d'homme à homme, mais une relation d'État à État, dans laquelle les
particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes ni même
comme citoyens 3 , mais comme
soldats; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin
chaque Etat ne peut avoir pour ennemis que d'autres Etats et non pas des hommes,
attendu qu'entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai
rapport.
Ce principe est même conforme aux
maximes établies de tous les temps et à la pratique constante de tous les
peuples policés. Les déclarations de guerre sont moins des avertissements aux
puissances qu'à leurs sujets. L'étranger, soit roi, soit particulier, soit
peuple, qui vole, tue ou détient les sujets sans déclarer la guerre au prince,
n'est pas un ennemi, c'est un brigand. Même en pleine guerre un prince juste
s'empare bien en pays ennemi de tout ce qui appartient au public, mais il
respecte la personne et les biens des particuliers; il respecte des droits sur
lesquels sont fondés les siens. La fin de la guerre étant la destruction de
l'Etat ennemi, on a droit d'en tuer les défenseurs tant qu'ils ont les armes à
la main; mais sitôt qu'ils les posent et se rendent, cessant d'être ennemis ou
instruments de l'ennemi, ils redeviennent simplement hommes et l'on n'a plus de
droit sur leur vie. Quelquefois on peut tuer l'Etat sans tuer un seul de ses
membres: or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin. Ces
principes ne sont pas ceux de Grotius; ils ne sont pas fondés sur des autorités
de poètes, mais ils dérivent de la nature des choses, et sont fondés sur la
raison.
À l'égard du droit de conquête, il n'a
d'autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au
vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus ce droit qu'il n'a pas ne
peut fonder celui de les asservir. On n'a le droit de tuer l'ennemi que quand on
ne peut le faire esclave; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du
droit de le tuer: c'est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de
sa liberté sa vie sur laquelle on n'a aucun droit. En établissant le droit de
vie et de mort sur le droit d'esclavage, et le droit d'esclavage sur le droit de
vie et de mort, n'est-il pas clair qu'on tombe dans le cercle
vicieux?
En supposant même ce terrible droit de
tout tuer, je dis qu'un esclave fait à la guerre ou un peuple conquis n'est tenu
à rien du tout envers son maître, qu'à lui obéir autant qu'il y est forcé. En
prenant un équivalent à sa vie le vainqueur ne lui en a point fait grâce: au
lieu de le tuer sans fruit il l'a tué utilement. Loin donc qu'il ait acquis sur
lui nulle autorité jointe à la force, l'état de guerre subsiste entre eux comme
auparavant, leur relation même en est l'effet, et l'usage du droit de la guerre
ne suppose aucun traité de paix. Ils ont fait une convention; soit: mais cette
convention, loin de détruire l'état de guerre, en suppose la
continuité.
Ainsi, de quelque sens qu'on
envisage les choses, le droit d'esclave est nul, non seulement parce qu'il est
illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots,
esclavage et droit, sont contradictoires; ils s'excluent mutuellement. Soit d'un
homme à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours sera toujours
également insensé. Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à
mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant
qu'il me plaira.
LIVRE I. CHAPITRE V
QU'IL FAUT TOUJOURS REMONTER À UNE PREMIÈRE CONVENTION
Quand j'accorderais tout ce que j'ai réfuté jusqu'ici, les
fauteurs du despotisme n'en seraient pas plus avancés. Il y aura toujours une
grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. Que des
hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu'ils
puissent être, je ne vois là qu'un maître et des esclaves, je n'y vois point un
peuple et son chef; c'est si l'on veut une agrégation, mais non pas une
association; il n'y a là ni bien public ni corps politique. Cet homme, eût-il
asservi la moitié du monde, n'est toujours qu'un particulier; son intérêt,
séparé de celui des autres, n'est toujours qu'un intérêt privé. Si ce même homme
vient à périr, son empire après lui reste épars et sans liaison, comme un chêne
se dissout et tombe en un tas de cendres, après que le feu l'a
consumé.
Un peuple, dit Grotius, peut se donner
à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un
roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant
donc que d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon
d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant
nécessairement antérieur à l'autre est le vrai fondement de la
société.
En effet, s'il n'y avait point de
convention antérieure, où serait, à moins que l'élection ne fût unanime,
l'obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand, et d'où
cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n'en veulent
point? La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de
convention, et suppose au moins une fois l'unanimité.
LIVRE I. CHAPITRE VI
DU PACTE SOCIAL
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles
qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature l'emportent par leur
résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir
dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre
humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être.
Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais
seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen pour
se conserver que de former par agrégation une somme de forces qui puisse
l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les
faire agir de concert.
Cette somme de forces ne
peut naître que du concours de plusieurs: mais la force et la liberté de chaque
homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les
engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit? Cette
difficulté ramenée à mon sujet peut s'énoncer en ces termes:
«Trouver une forme d'association qui défende et protège de
toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par
laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste
aussi libre qu'auparavant.» Tel est le problème fondamental dont le contrat
social donne la solution.
Les clauses de ce
contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte que la moindre
modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles
n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les
mêmes, partout tacitement admises et reconnues; jusqu'à ce que, le pacte social
étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté
naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y
renonça.
Ces clauses bien entendues se réduisent
toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses
droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier,
la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a
intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
De
plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle
ne peut l'être et nul associé n'a plus rien à réclamer: car s'il restait
quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui
pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre
juge prétendrait bientôt l'être en tous, l'état de nature subsisterait et
l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et
comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui
cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour
conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte
social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes
suivants: Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque
membre comme partie indivisible du tout.
À
l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte
d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres
que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi
commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par
l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité4 , et prend
maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses
membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le
comparant à ses semblables. A l'égard des associés ils prennent collectivement
le nom de Peuple, et s'appellent en particulier citoyens comme participants à
l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l'État. Mais ces
termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre; il suffit de les
savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
LIVRE I. CHAPITRE VII
DU SOUVERAIN
On voit par cette formule que l'acte d'association renferme
un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque
individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un
double rapport; savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et
comme membre de l'Etat envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la
maxime du droit civil que nul n'est tenu aux engagements pris avec lui-même; car
il y a bien de la différence entre s'obliger envers soi ou envers un tout dont
on fait partie.
Il faut remarquer encore que la
délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à
cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d'eux est envisagé, ne
peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-même, et que, par
conséquent, il est contre la nature du corps politique que le souverain s'impose
une loi qu'il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et
même rapport il est alors dans le cas d'un particulier contractant avec
soi-même: par où l'on voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi
fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. Ce
qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s'engager envers autrui en
ce qui ne déroge point à ce contrat; car à l'égard de l'étranger, il devient un
être simple, un individu.
Mais le corps
politique ou le souverain ne tirant son être que de la sainteté du contrat ne
peut jamais s'obliger, même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte
primitif, comme d'aliéner quelque portion de lui-même ou de se soumettre à un
autre souverain. Violer l'acte par lequel il existe serait s'anéantir, et ce qui
n'est rien ne produit rien.
Sitôt que cette
multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans
attaquer le corps; encore moins offenser le corps sans que les membres s'en
ressentent. Ainsi le devoir et l'intérêt obligent également les deux parties
contractantes à s'entraider mutuellement, et les mêmes hommes doivent chercher à
réunir sous ce double rapport tous les avantages qui en dépendent.
Or le souverain n'étant formé que des particuliers qui le
composent n'a ni ne peut avoir d'intérêt contraire au leur; par conséquent la
puissance souveraine n'a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu'il est
impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons
ci-après qu'il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul
qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être.
Mais il n'en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel,
malgré l'intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements s'il ne
trouvait des moyens de s'assurer de leur fidélité.
En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière
contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen. Son
intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l'intérêt commun; son
existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce
qu'il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte
sera moins nuisible aux autres que le payement n'en est onéreux pour lui, et
regardant la personne morale qui constitue l'Etat comme un être de raison parce
que ce n'est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir
remplir les devoirs du sujet, injustice dont le progrès causerait la ruine du
corps politique.
Afin donc que le pacte social
ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul
peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté
générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose
sinon qu'on le forcera d'être libre; car telle est la condition qui donnant
chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle;
condition qui fait l'artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule
rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes,
tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.
LIVRE I. CHAPITRE VIII
DE L'ÉTAT CIVIL
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans
l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la
justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion
physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que
lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison
avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs
avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés
s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments
s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de
cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il
est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour
jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un
homme.
Réduisons toute cette balance à des
termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le
contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le
tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la
propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces
compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes
que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de
la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être
fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur
ce qui précède ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule
rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul appétit est
esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. Mais je
n'en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot
liberté n'est pas ici de mon sujet.
LIVRE I. CHAPITRE IX
DU DOMAINE RÉEL
Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment
qu'elle se forme, tel qu'il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces,
dont les biens qu'il possède font partie. Ce n'est pas que par cet acte la
possession change de nature en changeant de mains, et devienne propriété dans
celles du souverain: Mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus
grandes que celles d'un particulier, la possession publique est aussi dans le
fait plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins pour les
étrangers. Car l'Etat à l'égard de ses membres est maître de tous leurs biens
par le contrat social, qui dans l'Etat sert de base à tous les droits; mais il
ne l'est à l'égard des autres puissances que par le droit de premier occupant
qu'il tient des particuliers.
Le droit de
premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai
droit qu'après l'établissement de celui de propriété. Tout homme a naturellement
droit à tout ce qui lui est nécessaire; mais l'acte positif qui le rend
propriétaire de quelque bien l'exclut de tout le reste. Sa part étant faite il
doit s'y borner, et n'a plus aucun droit à la communauté. Voilà pourquoi le
droit de premier occupant, si faible dans l'état de nature, est respectable à
tout homme civil. On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui
n'est pas à soi.
En général, pour autoriser sur
un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions
suivantes. Premièrement que ce terrain ne soit encore habité par personne;
secondement qu'on n'en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister;
en troisième lieu qu'on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais
par le travail et la culture, seul signe de propriété qui au défaut de titres
juridiques doive être respecté d'autrui.
En
effet, accorder au besoin et au travail le droit de premier occupant, n'est-ce
pas l'étendre aussi loin qu'il peut aller? Peut-on ne pas donner des bornes à ce
droit? Suffira-t-il de mettre le pied sur un terrain commun pour s'en prétendre
aussitôt le maître? Suffira-t-il d'avoir la force d'en écarter un moment les
autres hommes pour leur ôter le droit d'y jamais revenir? Comment un homme ou un
peuple peut-il s'emparer d'un territoire immense et en priver tout le genre
humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu'elle ôte au reste des
hommes le séjour et les aliments que la nature leur donne en commun? Quand Nuñez
Balbao prenait sur le rivage possession de la mer du Sud et de toute l'Amérique
méridionale au nom de la couronne de Castille, était-ce assez pour en déposséder
tous les habitants et en exclure tous les princes du monde? Sur ce pied-là ces
cérémonies se multipliaient assez vainement, et le Roi catholique n'avait tout
d'un coup qu'à prendre de son cabinet possession de tout l'univers; sauf à
retrancher ensuite de son empire ce qui était auparavant possédé par les autres
princes.
On conçoit comment les terres des
particuliers réunies et contiguës deviennent le territoire public, et comment le
droit de souveraineté s'étendant des sujets au terrain qu'ils occupent devient à
la fois réel et personnel; ce qui met les possesseurs dans une plus grande
dépendance, et fait de leurs forces mêmes les garants de leur fidélité. Avantage
qui ne paraît pas avoir été bien senti des anciens monarques qui ne s'appelant
que rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens, semblaient se regarder comme
les chefs des hommes plutôt que comme les maîtres du pays. Ceux d'aujourd'hui
s'appellent plus habilement rois de France, d'Espagne, d'Angleterre, etc. En
tenant ainsi le terrain, ils sont bien sûrs d'en tenir les habitants.
Ce qu'il y a de singulier dans cette aliénation, c'est que,
loin qu'en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille,
elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l'usurpation en
un véritable droit, et la jouissance en propriété. Alors les possesseurs étant
considérés comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés de
tous les membres de l'Etat et maintenus de toutes ses forces contre l'étranger,
par une cession avantageuse au public et plus encore à eux-mêmes, ils ont, pour
ainsi dire, acquis tout ce qu'ils ont donné. Paradoxe qui s'explique aisément
par la distinction des droits que le souverain et le propriétaire ont sur le
même fond, comme on verra ci-après.
Il peut
arriver aussi que les hommes commencent à s'unir avant que de rien posséder, et
que, s'emparant ensuite d'un terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en
commun, ou qu'ils le partagent entre eux, soit également soit selon des
proportions établies par le souverain. De quelque manière que se fasse cette
acquisition, le droit que chaque particulier a sur son propre fond est toujours
subordonné au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n'y aurait ni
solidité dans le lien social, ni force réelle dans l'exercice de la
souveraineté.
Je terminerai ce chapitre et ce
livre par une remarque qui doit servir de base à tout le système social; c'est
qu'au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au
contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre
d'inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou
en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit5 .
Fin du Livre premier
LIVRE II
Livre II. CHAPITRE I
QUE LA SOUVERAINETÉ EST INALIÉNABLE
La première et la plus importante conséquence des principes
ci-devant établis est que la volonté générale peut seule diriger les forces de
l'État selon la fin de son institution, qui est le bien commun: car si
l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des
sociétés, c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible. C'est ce
qu'il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social, et
s'il n'y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s'accordent,
nulle société ne saurait exister. Or c'est uniquement sur cet intérêt commun que
la société doit être gouvernée.
Je dis donc que
la souveraineté n'étant que l'exercice de la volonté générale ne peut jamais
s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être
représenté que par lui-même; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas
la volonté.
En effet, s'il n'est pas impossible
qu'une volonté particulière s'accorde sur quelque point avec la volonté
générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant;
car la volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté
générale à l'égalité. Il est plus impossible encore qu'on ait un garant de cet
accord quand même il devrait toujours exister; ce ne serait pas un effet de
l'art mais du hasard. Le souverain peut bien dire: Je veux actuellement ce que
veut un tel homme ou du moins ce qu'il dit vouloir; mais il ne peut pas dire: Ce
que cet homme voudra demain, je le voudrai encore; puisqu'il est absurde que la
volonté se donne des chaînes pour l'avenir, et puisqu'il ne dépend d'aucune
volonté de consentir à rien de contraire au bien de l'être qui veut. Si donc le
peuple promet simplement d'obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité
de peuple; à l'instant qu'il y a un maître il n'y a plus de souverain, et dès
lors le corps politique est détruit.
Ce n'est
point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés
générales, tant que le souverain libre de s'y opposer ne le fait pas. En pareil
cas, du silence universel on doit présumer le consentement du peuple. Ceci
s'expliquera plus au long.
LIVRE II. CHAPITRE II
QUE LA SOUVERAINETÉ EST INDIVISIBLE
Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle
est indivisible. Car la volonté est générale6 , ou elle ne
l'est pas; elle est celle du corps du peuple ou seulement d'une partie. Dans le
premier cas cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi. Dans
le second, ce n'est qu'une volonté particulière, ou un acte de magistrature,
c'est un décret tout au plus.
Mais nos
politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe la divisent dans
son objet, ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et
en puissance exécutive, en droits d'impôts, de justice, et de guerre, en
administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l'étranger: tantôt ils
confondent toutes ces parties et tantôt ils les séparent; ils font du souverain
un être fantastique et formé de pièces rapportées; c'est comme s'ils composaient
l'homme de plusieurs corps dont l'un aurait des yeux, l'autre des bras, l'autre
des pieds, et rien de plus. Les charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant
aux yeux des spectateurs, puis jetant en l'air tous ses membres l'un après
l'autre, ils font retomber l'enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu
près les tours de gobelets de nos politiques; après avoir démembré le corps
social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait
comment.
Cette erreur vient de ne s'être pas
fait des notions exactes de l'autorité souveraine, et d'avoir pris pour des
parties de cette autorité ce qui n'en était que des émanations. Ainsi, par
exemple, on a regardé l'acte de déclarer la guerre et celui de faire la paix
comme des actes de souveraineté, ce qui n'est pas; puisque chacun de ces actes
n'est point une loi mais seulement une application de la loi, un acte
particulier qui détermine le cas de la loi, comme on le verra clairement quand
l'idée attachée au mot loi sera fixée.
En
suivant de même les autres divisions on trouverait que toutes les fois qu'on
croit voir la souveraineté partagée on se trompe, que les droits qu'on prend
pour des parties de cette souveraineté lui sont tous subordonnés, et supposent
toujours des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent que
l'exécution.
On ne saurait dire combien ce
défaut d'exactitude a jeté d'obscurité sur les décisions des auteurs en matière
de droit politique, quand ils ont voulu juger des droits respectifs des rois et
des peuples, sur les principes qu'ils avaient établis. Chacun peut voir dans les
chapitres III et IV du premier livre de Grotius comment ce savant homme et son
traducteur Barbeyrac s'enchevêtrent, s'embarrassent dans leurs sophismes,
crainte d'en dire trop ou de n'en pas dire assez selon leurs vues, et de choquer
les intérêts qu'ils avaient à concilier. Grotius réfugié en France, mécontent de
sa patrie, et voulant faire sa cour à Louis XIII à qui son livre est dédié,
n'épargne rien pour dépouiller les peuples de tous leurs droits et pour en
revêtir les rois avec tout l'art possible. C'eût bien été aussi le goût de
Barbeyrac, qui dédiait sa traduction au roi d'Angleterre George Ier. Mais
malheureusement l'expulsion de Jacques II, qu'il appelle abdication, le forçait
à se tenir sur la réserve, à gauchir, à tergiverser, pour ne pas faire de
Guillaume un usurpateur. Si ces deux écrivains avaient adopté les vrais
principes, toutes les difficultés étaient levées et ils eussent été toujours
conséquents; mais ils auraient tristement dit la vérité et n'auraient fait leur
cour qu'au peuple. Or la vérité ne mène point à la fortune, et le peuple ne
donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions.
LIVRE II. CHAPITRE III
SI LA VOLONTÉ GÉNÉRALE PEUT ERRER
Il s'ensuit de ce qui précède que la volonté générale est
toujours droite et tend toujours à l'utilité publique: mais il ne s'ensuit pas
que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut
toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le
peuple, mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir
ce qui est mal.
Il y a souvent bien de la
différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-ci ne regarde
qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme
de volontés particulières: mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins
qui s'entre-détruisent 7 , reste pour
somme des différences la volonté générale.
Si,
quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune
communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait
toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais
quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la
grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à
ses membres, et particulière par rapport à l'Etat; on peut dire alors qu'il n'y
a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations.
Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins
général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu'elle l'emporte sur
toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de petites
différences, mais une différence unique; alors il n'y a plus de volonté
générale, et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier.
Il importe donc pour avoir bien l'énoncé de la volonté
générale qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État et que chaque
citoyen n'opine que d'après lui8 . Telle fut
l'unique et sublime institution du grand Lycurgue. Que s'il y a des sociétés
partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l'inégalité, comme
firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la
volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe
point.
LIVRE II. CHAPITRE IV
DES BORNES DU POUVOIR SOUVERAIN
Si l'État ou la Cité n'est qu'une personne morale dont la
vie consiste dans l'union de ses membres, et si le plus important de ses soins
est celui de sa propre conservation, il lui faut une force universelle et
compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie de la manière la plus
convenable au tout. Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur
tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur
tous les siens, et c'est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale,
porte, comme j'ai dit, le nom de souveraineté.
Mais outre la personne publique, nous avons à considérer les personnes
privées qui la composent, et dont la vie et la liberté sont naturellement
indépendantes d'elle. Il s'agit donc de bien distinguer les droits respectifs
des citoyens et du souverain9 , et les devoirs
qu'ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils
doivent jouir en qualité d'hommes.
On convient
que tout ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens,
de sa liberté, c'est seulement la partie de tout cela dont l'usage importe à la
communauté, mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette
importance.
Tous les services qu'un citoyen peut
rendre à l'État, il les lui doit sitôt que le souverain les demande; mais le
souverain de son côté ne peut charger les sujets d'aucune chaîne inutile à la
communauté; il ne peut pas même le vouloir: car sous la loi de raison rien ne se
fait sans cause, non plus que sous la loi de nature.
Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que
parce qu'ils sont mutuels, et leur nature est telle qu'en les remplissant on ne
peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté
générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le
bonheur de chacun d'eux, si ce n'est parce qu'il n'y a personne qui ne
s'approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous? Ce
qui prouve que l'égalité de droit et la notion de justice qu'elle produit
dérivent de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de
l'homme, que la volonté générale pour être vraiment telle doit l'être dans son
objet ainsi que dans son essence, qu'elle doit partir de tous pour s'appliquer à
tous, et qu'elle perd sa rectitude naturelle lorsqu'elle tend à quelque objet
individuel et déterminé; parce qu'alors jugeant de ce qui nous est étranger nous
n'avons aucun vrai principe d'équité qui nous guide.
En effet, sitôt qu'il s'agit d'un fait ou d'un droit particulier, sur un
point qui n'a pas été réglé par une convention générale et antérieure, l'affaire
devient contentieuse. C'est un procès où les particuliers intéressés sont une
des parties et le public l'autre, mais où je ne vois ni la loi qu'il faut
suivre, ni le juge qui doit prononcer. Il serait ridicule de vouloir alors s'en
rapporter à une expresse décision de la volonté générale, qui ne peut être que
la conclusion de l'une des parties, et qui par conséquent n'est pour l'autre
qu'une volonté étrangère, particulière, portée en cette occasion à l'injustice
et sujette à l'erreur. Ainsi de même qu'une volonté particulière ne peut
représenter la volonté générale, la volonté générale à son tour change de nature
ayant un objet particulier, et ne peut comme générale prononcer ni sur un homme
ni sur un fait. Quand le peuple d'Athènes, par exemple, nommait ou cassait ses
chefs, décernait des honneurs à l'un, imposait des peines à l'autre, et par des
multitudes de décrets particuliers exerçait indistinctement tous les actes du
gouvernement, le peuple alors n'avait plus de volonté générale proprement dite;
il n'agissait plus comme souverain mais comme magistrat. Ceci paraîtra contraire
aux idées communes, mais il faut me laisser le temps d'exposer les
miennes.
On doit concevoir par là que ce qui
généralise la volonté est moins le nombre des voix que l'intérêt commun qui les
unit: car dans cette institution chacun se soumet nécessairement aux conditions
qu'il impose aux autres; accord admirable de l'intérêt et de la justice qui
donne aux délibérations communes un caractère d'équité qu'on voit évanouir dans
la discussion de toute affaire particulière, faute d'un intérêt commun qui
unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie.
Par quelque côté qu'on remonte au principe, on arrive
toujours à la même conclusion; savoir, que le pacte social établit entre les
citoyens une telle égalité qu'ils s'engagent tous sous les mêmes conditions, et
doivent jouir tous des mêmes droits. Ainsi par la nature du pacte, tout acte de
souveraineté, c'est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale, oblige
ou favorise également tous les citoyens, en sorte que le souverain connaît
seulement le corps de la nation et ne distingue aucun de ceux qui la composent.
Qu'est-ce donc proprement qu'un acte de souveraineté? Ce n'est pas une
convention du supérieur avec l'inférieur, mais une convention du corps avec
chacun de ses membres: Convention légitime, parce qu'elle a pour base le contrat
social, équitable, parce qu'elle est commune à tous, utile, parce qu'elle ne
peut avoir d'autre objet que le bien général, et solide, parce qu'elle a pour
garant la force publique et le pouvoir suprême. Tant que les sujets ne sont
soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne, mais seulement à
leur propre volonté; et demander jusqu'où s'étendent les droits respectifs du
souverain et des citoyens, c'est demander jusqu'à quel point ceux-ci peuvent
s'engager avec eux-mêmes, chacun envers tous et tous envers chacun
d'eux.
On voit par là que le pouvoir souverain,
tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu'il est, ne passe ni ne peut passer
les bornes des conventions générales, et que tout homme peut disposer pleinement
de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions de
sorte que le souverain n'est jamais en droit dé charger un sujet plus qu'un
autre, parce qu'alors l'affaire devenant particulière, son pouvoir n'est plus
compétent.
Ces distinctions une fois admises, il
est si faux que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers
aucune renonciation véritable, que leur situation, par l'effet de ce contrat, se
trouve réellement préférable à ce qu'elle était auparavant, et qu'au lieu d'une
aliénation, ils n'ont fait qu'un échange avantageux d'une manière d'être
incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre, de
l'indépendance naturelle contre la liberté, du pouvoir de nuire à autrui contre
leur propre sûreté, et de leur force que d'autres pouvaient surmonter contre un
droit que l'union sociale rend invincible. Leur vie même qu'ils ont dévouée à
l'Etat en est continuellement protégée, et lorsqu'ils l'exposent pour sa défense
que font-ils alors que lui rendre ce qu'ils ont reçu de lui? Que font-ils qu'ils
ne fissent plus fréquemment et avec plus de danger dans l'état de nature,
lorsque, livrant des combats inévitables, ils défendraient au péril de leur vie
ce qui leur sert à la conserver? Tous ont à combattre au besoin pour la patrie,
il est vrai; mais aussi nul n'a jamais à combattre pour soi. Ne gagne-t-on pas
encore à courir pour ce qui fait notre sûreté une partie des risques qu'il
faudrait courir pour nous-mêmes sitôt qu'elle nous serait ôtée?
LIVRE II. CHAPITRE V
DU DROIT DE VIE ET DE MORT
On demande comment les particuliers n'ayant point droit de
disposer de leur propre vie peuvent transmettre au souverain ce même droit
qu'ils n'ont pas? Cette question ne paraît difficile à résoudre que parce
qu'elle est mal posée. Tout homme a droit de risquer sa propre vie pour la
conserver. A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fenêtre pour
échapper à un incendie soit coupable de suicide? A-t-on même jamais imputé ce
crime à celui qui périt dans une tempête dont en s'embarquant il n'ignorait pas
le danger?
Le traité social a pour fin la
conservation des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces
moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. Qui veut
conserver sa vie aux dépens des autres doit la donner aussi pour eux quand il
faut. Or le citoyen n'est plus juge du péril auquel la loi veut qu'il s'expose,
et quand le Prince lui a dit: Il est expédient à l'État que tu meures, il doit
mourir; puisque ce n'est qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté
jusqu'alors, et que sa vie n'est plus seulement un bienfait de la nature, mais
un don conditionnel de l'État.
La peine de mort
infligée aux criminels peut être envisagée à peu près sous le même point de vue:
c'est pour n'être pas la victime d'un assassin que l'on consent à mourir si on
le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie on ne songe qu'à
la garantir, et il n'est pas à présumer qu'aucun des contractants prémédite
alors de se faire pendre.
D'ailleurs tout
malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître
à la patrie, il cesse d'en être membre en violant ses lois, et même il lui fait
la guerre. Alors la conservation de l'État est incompatible avec la sienne, il
faut qu'un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c'est moins
comme citoyen que comme ennemi. Les procédures, le jugement, sont les preuves et
la déclaration qu'il a rompu le traité social, et par conséquent qu'il n'est
plus membre de l'État. Or comme il s'est reconnu tel, tout au moins par son
séjour, il en doit être retranché par l'exil comme infracteur du pacte, ou par
la mort comme ennemi public; car un tel ennemi n'est pas une personne morale,
c'est un homme, et c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le
vaincu.
Mais, dira-t-on, la condamnation d'un
criminel est un acte particulier. D'accord; aussi cette condamnation
n'appartient-elle point au souverain; c'est un droit qu'il peut conférer sans
pouvoir l'exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurais les
exposer toutes à la fois.
Au reste la fréquence
des supplices est toujours un signe de faiblesse ou de paresse dans le
gouvernement. Il n'y a point de méchant qu'on ne pût rendre bon à quelque chose.
On n'a droit de faire mourir, même pour l'exemple, que celui qu'on ne peut
conserver sans danger.
À l'égard du droit de
faire grâce, ou d'exempter un coupable de la peine portée par la loi et
prononcée par le juge, il n'appartient qu'à celui qui est au-dessus du juge et
de la loi, c'est-à-dire au souverain. Encore son droit en ceci n'est-il pas bien
net, et les cas d'en user sont-ils très rares. Dans un État bien gouverné il y a
peu de punitions, non parce qu'on fait beaucoup de grâces, mais parce qu'il y a
peu de criminels: la multitude des crimes en assure l'impunité lorsque l'État
dépérit. Sous la République romaine jamais le Sénat ni les consuls ne tentèrent
de faire grâce; le peuple même n'en faisait pas, quoiqu'il révoquât quelquefois
son propre jugement. Les fréquentes grâces annoncent que bientôt les forfaits
n'en auront plus besoin, et chacun voit où cela mène. Mais je sens que mon coeur
murmure et retient ma plume; laissons discuter ces questions à l'homme juste qui
n'a point failli, et qui jamais n'eut lui-même besoin de grâce.
LIVRE II. CHAPITRE VI
DE LA LOI
Par le pacte social nous avons donné l'existence et la vie
au corps politique: il s'agit maintenant de lui donner le mouvement et la
volonté par la législation. Car l'acte primitif par lequel ce corps se forme et
s'unit ne détermine rien encore de ce qu'il doit faire pour se
conserver.
Ce qui est bien et conforme à l'ordre
est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines.
Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source, mais si nous savions la
recevoir de si haut nous n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. Sans
doute il est une justice universelle émanée de la raison seule; mais cette
justice pour être admise entre nous doit être réciproque. A considérer
humainement les choses, faute de sanction naturelle les lois de la justice sont
vaines parmi les hommes; elles ne font que le bien du méchant et le mal du
juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les
observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits
aux devoirs et ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où tout
est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis, je ne reconnais
pour être à autrui que ce qui m'est inutile. Il n'en est pas ainsi dans l'état
civil où tous les droits sont fixés par la loi.
Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi? Tant qu'on se contentera de
n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner sans
s'entendre, et quand on aura dit ce que c'est qu'une loi de la nature on n'en
saura pas mieux ce que c'est qu'une loi de l'État.
J'ai déjà dit qu'il n'y avait point de volonté générale sur un objet
particulier. En effet cet objet particulier est dans l'État ou hors de l'État.
S'il est hors de l'État, une volonté qui lui est étrangère n'est point générale
par rapport à lui; et si cet objet est dans l'État, il en fait partie. Alors il
se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés,
dont la partie est l'un, et le tout moins cette même partie est l'autre. Mais le
tout moins une partie n'est point le tout, et tant que ce rapport subsiste il
n'y a plus de tout mais deux parties inégales; d'où il suit que la volonté de
l'une n'est point non plus générale par rapport à l'autre.
Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne
considère que lui-même, et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet
entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans
aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale
comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.
Quand je dis que l'objet des lois est toujours général
j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme
abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière. Ainsi la
loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner
nommément à personne; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner
même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer
tels et tels pour y être admis; elle peut établir un gouvernement royal et une
succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi ni nommer une famille
royale; en un mot toute fonction qui se rapporte à un objet individuel
n'appartient point à la puissance législative.
Sur cette idée on voit à l'instant qu'il ne faut plus demander à qui il
appartient de faire des lois, puisqu'elles sont des actes de la volonté
générale; ni si le Prince est au-dessus des lois, puisqu'il est membre de
l'Etat; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n'est injuste envers
lui-même, ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que
des registres de nos volontés.
On voit encore
que la loi réunissant l'universalité de la volonté et celle de l'objet, ce qu'un
homme, quel qu'il puisse être, ordonne de son chef n'est point une loi; ce
qu'ordonne même le souverain sur un objet particulier n'est pas non plus une loi
mais un décret, ni un acte de souveraineté mais de magistrature.
J'appelle donc République tout Etat régi par des lois, sous
quelque forme d'administration que ce puisse être: car alors seulement l'intérêt
public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement
légitime est républicain10: j'expliquerai
ci-après ce que c'est que gouvernement.
Les lois
ne sont proprement que les conditions de l'association civile. Le Peuple soumis
aux lois en doit être l'auteur; il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de
régler les conditions de la société: mais comment les régleront-ils? Sera-ce
d'un commun accord, par une inspiration subite? Le corps politique a-t-il un
organe pour énoncer ces volontés? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour
en former les actes et les publier d'avance, ou comment les prononcera-t-il au
moment du besoin? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu'elle
veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle
d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de
législation? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne
le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement
qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels
qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître, lui montrer le bon
chemin qu'elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières,
rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait des avantages
présents et sensibles, par le danger des maux éloignés et cachés. Les
particuliers voient le bien qu'ils rejettent le public veut le bien qu'il ne
voit pas. Tous ont également besoin de guides. Il faut obliger les uns à
conformer leurs volontés à leur raison; il faut apprendre à l'autre à connaître
ce qu'il veut. Alors des lumières publiques résulte l'union de l'entendement et
de la volonté dans le corps social, de là l'exact concours des parties, et enfin
la plus grande force du tout. Voilà d'où naît la nécessité d'un
législateur.
LIVRE II. CHAPITRE VII
DU LÉGISLATEUR
Pour découvrir les meilleures règles de société qui
conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vît toutes
les passions des hommes et qui n'en éprouvât aucune, qui n'eût aucun rapport
avec notre nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de
nous et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre; enfin qui, dans le progrès
des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et
jouir dans un autre11 . Il faudrait
des dieux pour donner des lois aux hommes.
Le
même raisonnement que faisait Caligula quant au fait, Platon le faisait quant au
droit pour définir l'homme civil ou royal qu'il cherche dans son livre du règne,
mais s'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand
législateur? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer.
Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier
qui la monte et la fait marcher. Dans la naissance des sociétés, dit
Montesquieu, ce sont les chefs des républiques qui font l'institution, et c'est
ensuite l'institution qui forme les chefs des républiques.
Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se
sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer
chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie
d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son
être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer une
existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous
avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses
forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse
faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et
anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution
est solide et parfaite. En sorte que si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien,
que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou
supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire
que la législation est au plus haut point la perfection qu'elle puisse
atteindre.
Le législateur est à tous égards un
homme extraordinaire dans l'Etat. S'il doit l'être par son génie, il ne l'est
pas moins par son emploi. Ce n'est point magistrature, ce n'est point
souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n'entre point dans sa
constitution. C'est une fonction particulière et supérieure qui n'a rien de
commun avec l'empire humain; car si celui qui commande aux hommes ne doit pas
commander aux lois, celui qui commande aux lois ne doit pas non plus commander
aux hommes; autrement ses lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent
que perpétuer ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter que des vues
particulières n'altérassent la sainteté de son ouvrage.
Quand Lycurgue donna des lois à sa patrie, il commença par abdiquer la
Royauté. C'était la coutume de la plupart des villes grecques de confier à des
étrangers l'établissement des leurs. Les Républiques modernes de l'Italie
imitèrent souvent cet usage; celle de Genève en fit autant et s'en trouva bien 12 . Rome dans
son plus bel âge vit renaître en son sein tous les crimes de la tyrannie, et se
vit prête à périr, pour avoir réuni sur les mêmes têtes l'autorité législative
et le pouvoir Souverain.
Cependant les décemvirs
eux-mêmes ne s'arrogèrent jamais le droit de faire passer aucune loi de leur
seule autorité. Rien de ce que nous vous proposons, disaient-ils au peuple, ne
peut passer en loi sans votre consentement. Romains, soyez vous-mêmes les
auteurs des lois qui doivent faire votre bonheur.
Celui qui rédige les lois n'a donc ou ne doit avoir aucun droit
législatif, et le peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de ce
droit incommunicable; parce que selon le pacte fondamental il n'y a que la
volonté générale qui oblige les particuliers, et qu'on ne peut jamais s'assurer
qu'une volonté particulière est conforme à la volonté générale qu'après l'avoir
soumise aux suffrages libres du peuple: j'ai déjà dit cela, mais il n'est pas
inutile de le répéter.
Ainsi l'on trouve à la
fois dans l'ouvrage de la législation deux choses qui semblent incompatibles:
une entreprise au-dessus de la force humaine et, pour l'exécuter, une autorité
qui n'est rien.
Autre difficulté qui mérite
attention. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien
n'en sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d'idées qu'il est
impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les
objets trop éloignés sont également hors de sa portée; chaque individu, ne
goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt
particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des
privations continuelles qu'imposent les bonnes lois. Pour qu'un peuple naissant
pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales
de la raison d'Etat, il faudrait que l'effet pût devenir la cause, que l'esprit
social qui doit être l'ouvrage de l'institution présidât à l'institution même,
et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles.
Ainsi donc le législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement,
c'est une nécessité qu'il recoure à une autorité d'un autre ordre, qui puisse
entraîner sans violence et persuader sans convaincre.
Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations à recourir à
l'intervention du Ciel et d'honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que
les peuples, soumis aux lois de l'État comme à celles de la nature, et
reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l'homme et dans celle de la
cité, obéissent avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité
publique.
Cette raison sublime qui s'élève
au-dessus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur met
les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l'autorité divine
ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine13 . Mais il
n'appartient pas à tout homme de faire parler les dieux, ni d'en être cru quand
il s'annonce pour être leur interprète. La grande âme du législateur est le vrai
miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de
pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque
divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l'oreille, ou trouver d'autres
moyens grossiers d'en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même
assembler par hasard une troupe d'insensés, mais il ne fondera jamais un empire,
et son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment
un lien passager, il n'y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque
toujours subsistante, celle de l'enfant d'Ismaël qui depuis dix siècles régit la
moitié du monde, annoncent encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont
dictées; et tandis que l'orgueilleuse philosophie ou l'aveugle esprit de parti
ne voit en eux que d'heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs
institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements
durables.
Il ne faut pas de tout ceci conclure
avec Warburton que la politique et la religion aient parmi nous un objet commun,
mais que dans l'origine des nations l'une sert d'instrument à
l'autre.
LIVRE II. CHAPITRE VIII
DU PEUPLE
Comme avant d'élever un grand édifice l'architecte observe
et sonde le sol, pour voir s'il en peut soutenir le poids, le sage instituteur
ne commence pas par rédiger de bonnes lois en elles-mêmes, mais il examine
auparavant si le peuple auquel il les destine est propre à les supporter. C'est
pour cela que Platon refusa de donner des lois aux Arcadiens et aux Cyréniens,
sachant que ces deux peuples étaient riches et ne pouvaient souffrir l'égalité:
c'est pour cela qu'on vit en Crète de bonnes lois et de méchants hommes, parce
que Minos n'avait discipliné qu'un peuple chargé de vices.
Mille nations ont brillé sur la terre qui n'auraient jamais
pu souffrir de bonnes lois, et celles mêmes qui l'auraient pu n'ont eu dans
toute leur durée qu'un temps fort court pour cela. Les peuples ainsi que les
hommes 14 ne sont
dociles que dans leur jeunesse, ils deviennent incorrigibles en vieillissant;
quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c'est une
entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer; le peuple ne peut pas
même souffrir qu'on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades
stupides et sans courage qui frémissent à l'aspect du médecin.
Ce n'est pas que, comme quelques maladies bouleversent la
tête des hommes et leur ôtent le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois
dans la durée des États des époques violentes où les révolutions font sur les
peuples ce que certaines crises font sur les individus, où l'horreur du passé
tient lieu d'oubli, et où l'État, embrasé par les guerres civiles, renaît pour
ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras
de la mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle fut Rome après les
Tarquins; et telles ont été parmi nous la Hollande et la Suisse après
l'expulsion des tyrans.
Mais ces événements sont
rares; ce sont des exceptions dont la raison se trouve toujours dans la
constitution particulière de l'État excepté. Elles ne sauraient même avoir lieu
deux fois pour le même peuple, car il peut se rendre libre tant qu'il n'est que
barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé. Alors les
troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, et
sitôt que ses fers sont brisés, il tombe épars et n'existe plus. Il lui faut
désormais un maître et non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous de
cette maxime: on peut acquérir la liberté; mais on ne la recouvre
jamais.
Il est pour les nations comme pour les
hommes un temps de maturité qu'il faut attendre 15 avant de les
soumettre à des lois; mais la maturité d'un peuple n'est pas toujours facile à
connaître, et si on la prévient l'ouvrage est manqué. Tel peuple est
disciplinable en naissant, tel autre ne l'est pas au bout de dix siècles. Les
Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu'ils l'ont été trop tôt.
Pierre avait le génie imitatif; il n'avait pas le vrai génie, celui qui crée et
fait tout de rien. Quelques-unes des choses qu'il fit étaient bien, la plupart
étaient déplacées. Il a vu que son peuple était barbare, il n'a point vu qu'il
n'était pas mûr pour la police; il l'a voulu civiliser quand il ne fallait que
l'aguerrir. Il a d'abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il
fallait commencer par faire des Russes; il a empêché ses sujets de jamais
devenir ce qu'ils pourraient être, en leur persuadant qu'ils étaient ce qu'ils
ne sont pas. C'est ainsi qu'un précepteur français forme son élève pour briller
un moment dans son enfance, et puis n'être jamais rien. L'Empire de Russie
voudra subjuguer l'Europe et sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou
ses voisins deviendront ses maîtres et les nôtres. Cette révolution me paraît
infaillible. Tous les rois de l'Europe travaillent de concert à
l'accélérer.
LIVRE II. CHAPITRE IX
SUITE
Comme la nature a donné des termes à la stature d'un homme
bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des géants ou des nains, il
y a de même, eu égard à la meilleure constitution d'un Etat, des bornes à
l'étendue qu'il peut avoir, afin qu'il ne soit ni trop grand pour pouvoir être
bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même. Il y a dans
tout corps politique un maximum de force qu'il ne saurait passer, et duquel
souvent il s'éloigne à force de s'agrandir. Plus le lien social s'étend, plus il
se relâche, et en général un petit Etat est proportionnellement plus fort qu'un
grand.
Mille raisons démontrent cette maxime.
Premièrement l'administration devient plus pénible dans les grandes distances,
comme un poids devient plus lourd au bout d'un plus grand levier. Elle devient
aussi plus onéreuse à mesure que les degrés se multiplient; car chaque ville a
d'abord la sienne que le peuple paye, chaque district la sienne encore payée par
le peuple, ensuite chaque province, puis les grands gouvernements, les
satrapies, les vice-royautés qu'il faut toujours payer plus cher à mesure qu'on
monte, et toujours aux dépens du malheureux peuple; enfin vient l'administration
suprême qui écrase tout. Tant de surcharges épuisent continuellement les sujets;
loin d'être mieux gouvernés par ces différents ordres, ils le sont moins bien
que s'il n'y en avait qu'un seul au-dessus d'eux. Cependant à peine reste-t-il
des ressources pour les cas extraordinaires, et quand il y faut recourir l'Etat
est toujours à la veille de sa ruine.
Ce n'est
pas tout; non seulement le gouvernement a moins de vigueur et de célérité pour
faire observer les lois, empêcher les vexations, corriger les abus, prévenir les
entreprises séditieuses qui peuvent se faire dans des lieux éloignés, mais le
peuple a moins d'affection pour ses chefs qu'il ne voit jamais, pour la patrie
qui est à ses yeux comme le monde, et pour ses concitoyens dont la plupart lui
sont étrangers. Les mêmes lois ne peuvent convenir à tant de provinces diverses
qui ont des moeurs différentes, qui vivent sous des climats opposés, et qui ne
peuvent souffrir la même forme de gouvernement. Des lois différentes
n'engendrent que trouble et confusion parmi des peuples qui, vivant sous les
mêmes chefs et dans une communication continuelle, passent ou se marient les uns
chez les autres et, soumis à d'autres coutumes, ne savent jamais si leur
patrimoine est bien à eux. Les talents sont enfouis, les vertus ignorées, les
vices impunis, dans cette multitude d'hommes inconnus les uns aux autres que le
siège de l'administration suprême rassemble dans un même lieu. Les chefs
accablés d'affaires ne voient rien par eux-mêmes, des commis gouvernent l'Etat.
Enfin les mesures qu'il faut prendre pour maintenir l'autorité générale, à
laquelle tant d'officiers éloignés veulent se soustraire ou en imposer, absorbe
tous les soins publics, il n'en reste plus pour le bonheur du peuple, à peine en
reste-t-il pour sa défense au besoin, et c'est ainsi qu'un corps trop grand pour
sa constitution s'affaisse et périt écrasé sous son propre poids.
D'un autre côté, l'Etat doit se donner une certaine base
pour avoir de la solidité, pour résister aux secousses qu'il ne manquera pas
d'éprouver et aux efforts qu'il sera contraint de faire pour se soutenir: car
tous les peuples ont une espèce de force centrifuge par laquelle ils agissent
continuellement les uns contré les autres et tendent à s'agrandir aux dépens de
leurs voisins, comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les faibles risquent
d'être bientôt engloutis, et nul ne peut guère se conserver qu'en se mettant
avec tous dans une espèce d'équilibre, qui rende la compression partout a peu
près égale.
On voit par là qu'il y a des raisons
de s'étendre et des raisons de se resserrer, et ce n'est pas le moindre talent
du politique de trouver, entre les unes et les autres, la proportion la plus
avantageuse à la conservation de l'Etat. On peut dire en général que les
premières, n'étant qu'extérieures et relatives, doivent être subordonnées aux
autres, qui sont internes et absolues; une saine et forte constitution est la
première chose qu'il faut rechercher, et l'on doit plus compter sur la vigueur
qui naît d'un bon gouvernement que sur les ressources que fournit un grand
territoire.
Au reste, on a vu des Etats
tellement constitués que la nécessité des conquêtes entrait dans leur
constitution même, et que pour se maintenir ils étaient forcés de s'agrandir
sans cesse. Peut-être se félicitaient-ils beaucoup de cette heureuse nécessité,
qui leur montrait pourtant, avec le terme de leur grandeur, l'inévitable moment
de leur chute.
LIVRE II. CHAPITRE X
SUITE
On peut mesurer un corps politique de deux manières; savoir,
par l'étendue du territoire, et par le nombre du peuple, et il y a, entre l'une
et l'autre de ces mesures, un rapport convenable pour donner à l'Etat sa
véritable grandeur. Ce sont les hommes qui font l'Etat, et c'est le terrain qui
nourrit les hommes; ce rapport est donc que la terre suffise à l'entretien de
ses habitants, et qu'il y ait autant d'habitants que la terre en peut nourrir.
C'est dans cette proportion que se trouve le maximum de force d'un nombre donné
de peuple; car s'il y a du terrain de trop, la garde en est onéreuse, la culture
insuffisante, le produit superflu; c'est la cause prochaine des guerres
défensives; s'il n'y en a pas assez, l'Etat se trouve pour le supplément à la
discrétion de ses voisins; c'est la cause prochaine des guerres offensives. Tout
peuple qui n'a par sa position que l'alternative entre le commerce ou la guerre
est faible en lui-même; il dépend de ses voisins, il dépend des événements; il
n'a jamais qu'une existence incertaine et courte. Il subjugue et change de
situation, ou il est subjugué et n'est rien. Il ne peut se conserver libre qu'à
force de petitesse ou de grandeur.
On ne peut
donner en calcul un rapport fixe entre l'étendue de terre et le nombre d'hommes
qui se suffisent l'un à l'autre; tant à cause des différences qui se trouvent
dans les qualités du terrain, dans ses degrés de fertilité, dans la nature de
ses productions, dans l'influence des climats, que de celles qu'on remarque dans
les tempéraments des hommes qui les habitent, dont les uns consomment peu dans
un pays fertile, les autres beaucoup sur un sol ingrat. Il faut encore avoir
égard à la plus grande ou moindre fécondité des femmes, à ce que le pays peut
avoir de plus ou moins favorable à la population, à la quantité dont le
législateur peut espérer d'y concourir par ses établissements; de sorte qu'il ne
doit pas fonder son jugement sur ce qu'il voit mais sur ce qu'il prévoit, ni
s'arrêter autant à l'état actuel de la population qu'à celui où elle doit
naturellement parvenir. Enfin il y a mille occasions où les accidents
particuliers du lieu exigent ou permettent qu'on embrasse plus de terrain qu'il
ne paraît nécessaire. Ainsi l'on s'étendra beaucoup dans un pays de montagnes,
où les productions naturelles, savoir, les bois, les pâturages, demandent moins
de travail, où l'expérience apprend que les femmes sont plus fécondes que dans
les plaines, et où un grand sol incliné ne donne qu'une petite base horizontale,
la seule qu'il faut compter pour la végétation. Au contraire, on peut se
resserrer au bord de la mer, même dans des rochers et des sables presque
stériles; parce que la pêche y peut suppléer en grande partie aux productions de
la terre, que les hommes doivent être plus rassemblés pour repousser les
pirates, et qu'on à d'ailleurs plus de facilité pour délivrer le pays, par les
colonies, des habitants dont il est surchargé.
À
ces conditions pour instituer un peuple, il en faut ajouter une qui ne peut
suppléer à nulle autre, mais sans laquelle elles sont toutes inutiles; c'est
qu'on jouisse de l'abondance de la paix; car le temps où s'ordonne un État est,
comme celui où se forme un bataillon, l'instant où le corps est le moins capable
de résistance et le plus facile à détruire. On résisterait mieux dans un
désordre absolu que dans un moment de fermentation, où chacun s'occupe de son
rang et non du péril. Qu'une guerre, une famine, une sédition survienne en ce
temps de crise, l'État est infailliblement renversé.
Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup de gouvernements établis durant ces
orages; mais alors ce sont ces gouvernements mêmes qui détruisent l'État. Les
usurpateurs amènent ou choisissent toujours ces temps de troubles pour faire
passer, à la faveur de l'effroi public, des lois destructives que le peuple
n'adopterait jamais de sang-froid. Le choix du moment de l'institution est un
des caractères les plus sûrs par lesquels on peut distinguer l'oeuvre du
législateur d'avec celle du tyran.
Quel peuple
est donc propre à la législation? Celui qui, se trouvant déjà lié par quelque
union d'origine, d'intérêt ou de convention, n'a point encore porté le vrai joug
des lois; celui qui n'a ni coutumes ni superstitions bien enracinées; celui qui
ne craint pas d'être accablé par une invasion subite, qui, sans entrer dans les
querelles de ses voisins, peut résister seul à chacun d'eux, ou s'aider de l'un
pour repousser l'autre; celui dont chaque membre peut être connu de tous, et où
l'on n'est point forcé de charger un homme d'un plus grand fardeau qu'un homme
ne peut porter; celui qui peut se passer des autres peuples et dont tout autre
peuple peut se passer16; celui qui
n'est ni riche ni pauvre et peut se suffire à lui-même; enfin celui qui réunit
la consistance d'un ancien peuple avec la docilité d'un peuple nouveau. Ce qui
rend pénible l'ouvrage de la législation est moins ce qu'il faut établir que ce
qu'il faut détruire; et ce qui rend le succès si rare, c'est l'impossibilité de
trouver la simplicité de la nature jointe aux besoins de la société. Toutes ces
conditions, il est vrai, se trouvent difficilement rassemblées. Aussi voit-on
peu d'États bien constitués.
Il est encore en
Europe un pays capable de législation; c'est l'île de Corse. La valeur et la
constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté
mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque
pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe.
LIVRE II. CHAPITRE XI
DES DIVERS SYSTÈMES DE LÉGISLATION
Si l'on recherche en quoi consiste précisément le plus grand
bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera
qu'il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté et l'égalité. La
liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au
corps de l'État; l'égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans
elle.
J'ai déjà dit ce que c'est que la liberté
civile; à l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les
degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant
à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence et ne s'exerce jamais
qu'en vertu du rang et des lois, et, quant à la richesse, que nul citoyen ne
soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour
être contraint de se vendre. Ce qui suppose du côté des grands modération de
biens et de crédit, et du côté des petits, modération d'avarice et de
convoitise 17 .
Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation
qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l'abus est inévitable, s'ensuit-il
qu'il ne faille pas au moins le régler? C'est précisément parce que la force des
choses tend toujours à détruire l'égalité que la force de la législation doit
toujours tendre à la maintenir.
Mais ces objets
généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les
rapports qui naissent, tant de la situation locale que du caractère des
habitants, et c'est sur ces rapports qu'il faut assigner à chaque peuple un
système particulier d'institution qui soit le meilleur, non peut-être en
lui-même, mais pour l'Etat auquel il est destiné. Par exemple le sol est-il
ingrat et stérile, ou le pays trop serré pour les habitants? Tournez-vous du
côté de l'industrie et des arts, dont vous échangerez les productions contre les
denrées qui vous manquent. Au contraire, occupez-vous de riches plaines et des
coteaux fertiles? Dans un bon terrain, manquez-vous d'habitants? Donnez tous vos
soins à l'agriculture qui multiplie les hommes, et chassez les arts qui ne
feraient qu'achever de dépeupler le pays, en attroupant sur quelques points du
territoire le peu d'habitants qu'il a18 . Occupez-vous
des rivages étendus et commodes? Couvrez la mer de vaisseaux, cultivez le
commerce et la navigation; vous aurez une existence brillante et courte. La mer
ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers presque inaccessibles? Restez
barbares et ichtyophages; vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être,
et sûrement plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque
peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une manière particulière
et rend sa législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux
et récemment les Arabes ont eu pour principal objet la religion, les Athéniens
les lettres, Carthage et Tyr le commerce, Rhodes la marine, Sparte la guerre, et
Rome la vertu. L'auteur de L'Esprit des lois a montré dans des foules d'exemples
par quel art le législateur dirige l'institution vers chacun de ces
objets.
Ce qui rend la constitution d'un État
véritablement solide et durable, c'est quand les convenances sont tellement
observées que les rapports naturels et les lois tombent toujours de concert sur
les mêmes points, et que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu'assurer,
accompagner, rectifier les autres. Mais si le législateur, se trompant dans son
objet, prend un principe différent de celui qui naît de la nature des choses,
que l'un tende à la servitude et l'autre à la liberté, l'un aux richesses,
l'autre à la population, l'un à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les
lois s'affaiblir insensiblement, la constitution s'altérer, et l'État ne cessera
d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé, et que l'invincible nature
ait repris son empire.
LIVRE II. CHAPITRE XII
DIVISION DES LOIS
Pour ordonner le tout, ou donner la meilleure forme possible
à la chose publique, il y a diverses relations à considérer. Premièrement
l'action du corps entier agissant sur lui-même, c'est-à-dire le rapport du tout
au tout, ou du souverain à l'État, et ce rapport est composé de celui des termes
intermédiaires, comme nous le verrons ci-après.
Les lois qui règlent ce rapport portent le nom de lois politiques, et
s'appellent aussi lois fondamentales, non sans quelque raison si ces lois sont
sages. Car s'il n'y a dans chaque Etat qu'une bonne manière de l'ordonner, le
peuple qui l'a trouvée doit s'y tenir: mais si l'ordre établi est mauvais,
pourquoi prendrait-on pour fondamentales des lois qui l'empêchent d'être bon?
D'ailleurs, en tout état de cause, un peuple est toujours le maître de changer
ses lois, même les meilleures; car s'il lui plaît de se faire mal à lui-même,
qui est-ce qui a droit de l'en empêcher?
La
seconde relation est celle des membres entre eux ou avec le corps entier, et ce
rapport doit être au premier égard aussi petit et au second aussi grand qu'il
est possible: en sorte que chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de
tous les autres, et dans une excessive dépendance de la Cité; ce qui se fait
toujours par les mêmes moyens; car il n'y a que la force de l'Etat qui fasse la
liberté de ses membres. C'est de ce deuxième rapport que naissent les lois
civiles.
On peut considérer une troisième sorte
de relation entre l'homme et la loi, savoir celle de la désobéissance à la
peine, et celle-ci donne lieu à l'établissement des lois criminelles, qui dans
le fond sont moins une espèce particulière de lois que la sanction de toutes les
autres.
À ces trois sortes de lois, il s'en
joint une quatrième, la plus importante de toutes; qui ne se grave ni sur le
marbre ni sur l'airain, mais dans les coeurs des citoyens; qui fait la véritable
constitution de l'Etat; qui prend tous les jours de nouvelles forces; qui,
lorsque les autres lois vieillissent ou s'éteignent, les ranime ou les supplée,
conserve un peuple dans l'esprit de son institution, et substitue insensiblement
la force de l'habitude à celle de l'autorité. Je parle des moeurs, des coutumes,
et surtout de l'opinion; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle
dépend le succès de toutes les autres: partie dont le grand législateur s'occupe
en secret, tandis qu'il paraît se borner à des règlements particuliers qui ne
sont que le cintre de la voûte, dont les moeurs, plus lentes à naître, forment
enfin l'inébranlable clef.
Entre ces diverses
classes, les lois politiques, qui constituent la forme du gouvernement, sont la
seule relative à mon sujet.
Fin du Livre deuxième
LIVRE III
Avant de parler des diverses formes de gouvernement, tâchons de fixer le sens précis de ce mot, qui n'a pas encore été fort bien expliqué.
LIVRE III. CHAPITRE I
DU GOUVERNEMENT EN GÉNÉRAL
J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément,
et que je ne sais pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être
attentif.
Toute action libre a deux causes qui
concourent à la produire, l'une morale, savoir la volonté qui détermine l'acte,
l'autre physique, savoir la puissance qui l'exécute. Quand je marche vers un
objet, il faut premièrement que j'y veuille aller; en second lieu, que mes pieds
m'y portent. Qu'un paralytique veuille courir, qu'un homme agile ne le veuille
pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes mobiles; on y
distingue de même la force et la volonté, celle-ci sous le nom de puissance
législative, l'autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne s'y fait ou ne
s'y doit faire sans leur concours.
Nous avons vu
que la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à
lui. Il est aisé de voir au contraire, par les principes ci-devant établis, que
la puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité comme législatrice ou
souveraine; parce que cette puissance ne consiste qu'en des actes particuliers
qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui du souverain,
dont tous les actes ne peuvent être que des lois.
Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse et la
mette en oeuvre selon les directions de la volonté générale, qui serve à la
communication de l'Etat et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la
personne publique ce que fait dans l'homme l'union de l'âme et du corps. Voilà
quelle est dans l'Etat la raison du gouvernement, confondu mal à propos avec le
souverain, dont il n'est que le ministre.
Qu'est-ce donc que le gouvernement? Un corps intermédiaire établi entre
les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de
l'exécution des lois et du maintien de la liberté, tant civile que
politique.
Les membres de ce corps s'appellent
magistrats ou rois, c'est-à-dire gouverneurs, et le corps entier porte le nom de
prince19 . Ainsi ceux
qui prétendent que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n'est point
un contrat ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un emploi
dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir
dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier et reprendre
quand il lui plaît, l'aliénation d'un tel droit étant incompatible avec la
nature du corps social, et contraire au but de l'association.
J'appelle donc gouvernement ou suprême administration
l'exercice légitime de la puissance exécutive, et prince ou magistrat l'homme ou
le corps chargé de cette administration.
C'est
dans le gouvernement que se trouvent les forces intermédiaires, dont les
rapports composent celui du tout au tout ou du souverain à l'État. On peut
représenter ce dernier rapport par celui des extrêmes d'une proportion continue,
dont la moyenne proportionnelle est le gouvernement. Le gouvernement reçoit du
souverain les ordres qu'il donne au peuple, et pour que l'Etat soit dans un bon
équilibre il faut, tout compensé, qu'il y ait égalité entre le produit ou la
puissance du gouvernement pris en lui-même et le produit ou la puissance des
citoyens, qui sont souverains d'un côté et sujets de l'autre.
De plus, on ne saurait altérer aucun des trois termes sans
rompre à l'instant la proportion. Si le souverain veut gouverner, ou si le
magistrat veut donner des lois, ou si les sujets refusent d'obéir, le désordre
succède à la règle, la force et la volonté n'agissent plus de concert, et l'Etat
dissous tombe ainsi dans le despotisme ou dans l'anarchie. Enfin comme il n'y a
qu'une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n'y a non plus qu'un bon
gouvernement possible dans un Etat. Mais comme mille événements peuvent changer
les rapports d'un peuple, non seulement différents gouvernements peuvent être
bons à divers peuples, mais au même peuple en différents temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers rapports qui
peuvent régner entre ces deux extrêmes, je prendrai pour exemple le nombre du
peuple, comme un rapport plus facile à exprimer.
Supposons que l'État soit composé de dix mille citoyens. Le souverain ne
peut être considéré que collectivement et en corps. Mais chaque particulier en
qualité de sujet est considéré comme individu. Ainsi le souverain est au sujet
comme dix mille est à un. C'est-à-dire que chaque membre de l'Etat n'a pour sa
part que la dix millième partie de l'autorité souveraine, quoiqu'il lui soit
soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l'état des
sujets ne change pas, et chacun porte également tout l'empire des lois, tandis
que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moins d'influence dans
leur rédaction. Alors le sujet restant toujours un, le rapport du souverain
augmente en raison du nombre des citoyens. D'où il suit que plus l'État
s'agrandit, plus la liberté diminue.
Quand je
dis que le rapport augmente, j'entends qu'il s'éloigne de l'égalité. Ainsi plus
le rapport est grand dans l'acception des géomètres, moins il y a de rapport
dans l'acception commune; dans la première le rapport considéré selon la
quantité se mesure par l'exposant, et dans l'autre, considéré selon l'identité,
il s'estime par la similitude.
Or moins les
volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c'est-à-dire les
moeurs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter. Donc le gouvernement,
pour être bon, doit être relativement plus fort à mesure que le peuple est plus
nombreux.
D'un autre côté, l'agrandissement de
l'État donnant aux dépositaires de l'autorité publique plus de tentations et de
moyens d'abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit avoir de force pour
contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour contenir le
gouvernement. Je ne parle pas ici d'une force absolue, mais de la force relative
des diverses parties de l'État.
Il suit de ce
double rapport que la proportion continue entre le souverain, le prince et le
peuple n'est point une idée arbitraire, mais une conséquence nécessaire de la
nature du corps politique. Il suit encore que l'un des extrêmes, savoir le
peuple comme sujet, étant fixe et représenté par l'unité, toutes les fois que la
raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue
semblablement, et que par conséquent le moyen terme est changé. Ce qui fait voir
qu'il n'y a pas une constitution de gouvernement unique et absolue, mais qu'il
peut y avoir autant de gouvernements différents en nature que d'Etats différents
en grandeur.
Si, tournant ce système en
ridicule, on disait que pour trouver cette moyenne proportionnelle et former le
corps du gouvernement il ne faut, selon moi, que tirer la racine carrée du
nombre du peuple, je répondrais que je ne prends ici ce nombre que pour un
exemple, que les rapports dont je parle ne se mesurent pas seulement par le
nombre des hommes, mais en général par la quantité d'action, laquelle se combine
par des multitudes de causes, qu'au reste si, pour m'exprimer en moins de
paroles, j'emprunte un moment des termes de géométrie, je n'ignore pas,
cependant, que la précision géométrique n'a point lieu dans les quantités
morales.
Le gouvernement est en petit ce que le
corps politique qui le renferme est en grand. C'est une personne morale douée de
certaines facultés, active comme le souverain, passive comme l'Etat, et qu'on
peut décomposer en d'autres rapports semblables, d'où naît par conséquent une
nouvelle proportion, une autre encore dans celle-ci selon l'ordre des tribunaux,
jusqu'à ce qu'on arrive à un moyen terme indivisible, c'est-à-dire à un seul
chef ou magistrat suprême, qu'on peut se représenter au milieu de cette
progression, comme l'unité entre la série des fractions et celle des
nombres.
Sans nous embarrasser dans cette
multiplication de termes, contentons-nous de considérer le gouvernement comme un
nouveau corps dans l'État, distinct du peuple et du souverain, et intermédiaire
entre l'un et l'autre.
Il y a cette différence
essentielle entre ces deux corps, que l'Etat existe par lui-même, et que le
gouvernement n'existe que par le souverain. Ainsi la volonté dominante du prince
n'est ou ne doit être que la volonté générale ou la loi, sa force n'est que la
force publique concentrée en lui, sitôt qu'il veut tirer de lui-même quelque
acte absolu et indépendant, la liaison du tout commence à se relâcher. S'il
arrivait enfin que le prince eût une volonté particulière plus active que celle
du souverain, et qu'il usât pour obéir à cette volonté particulière de la force
publique qui est dans ses mains, en sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux
souverains, l'un de droit et l'autre de fait; à l'instant l'union sociale
s'évanouirait, et le corps politique serait dissous.
Cependant pour que le corps du gouvernement ait une existence, une vie
réelle qui le distingue du corps de l'État, pour que tous ses membres puissent
agir de concert et répondre à la fin pour laquelle il est institué, il lui faut
un moi particulier, une sensibilité commune à ses membres, une force, une
volonté propre qui tende à sa conservation. Cette existence particulière suppose
des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer, de résoudre, des droits,
des titres, des privilèges qui appartiennent au prince exclusivement, et qui
rendent la condition du magistrat plus honorable à proportion qu'elle est plus
pénible. Les difficultés sont dans la manière d'ordonner dans le tout ce tout
subalterne, de sorte qu'il n'altère point la constitution générale en
affermissant la sienne, qu'il distingue toujours sa force particulière destinée
à sa propre conservation de la force publique destinée à la conservation de
l'Etat, et qu'en un mot il soit toujours prêt à sacrifier le gouvernement au
peuple et non le peuple au gouvernement.
D'ailleurs, bien que le corps artificiel du gouvernement soit l'ouvrage
d'un autre corps artificiel, et qu'il n'ait en quelque sorte qu'une vie
empruntée et subordonnée, cela n'empêche pas qu'il ne puisse agir avec plus ou
moins de vigueur ou de célérité, jouir, pour ainsi dire, d'une santé plus ou
moins robuste. Enfin sans s'éloigner directement du but de son institution, il
peut s'en écarter plus ou moins, selon la manière dont il est
constitué.
C'est de toutes ces différences que
naissent les rapports divers que le gouvernement doit avoir avec le corps de
l'Etat, selon les rapports accidentels et particuliers par lesquels ce même Etat
est modifié. Car souvent le gouvernement le meilleur en soi deviendra le plus
vicieux, si ses rapports ne sont altérés selon les défauts du corps politique
auquel il appartient.
LIVRE III. CHAPITRE II
DU PRINCIPE QUI CONSTITUE LES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT
Pour exposer la cause générale de ces différences, il faut
distinguer ici le prince et le gouvernement, comme j'ai distingué ci-devant
l'Etat et le souverain.
Le corps du magistrat
peut être composé d'un plus grand ou moindre nombre de membres. Nous avons dit
que le rapport du souverain aux sujets était d'autant plus grand que le peuple
était plus nombreux, et par une évidente analogie nous en pouvons dire autant du
gouvernement à l'égard des magistrats.
Or la
force totale du gouvernement, étant toujours celle de l'État, ne varie point:
d'où il suit que plus il use de cette force sur ses propres membres, moins il
lui en reste pour agir sur tout le peuple.
Donc
plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est faible. Comme cette
maxime est fondamentale, appliquons-nous à la mieux éclaircir.
Nous pouvons distinguer dans la personne du magistrat trois
volontés essentiellement différentes. Premièrement la volonté propre de
l'individu, qui ne tend qu'à son avantage particulier, secondement la volonté
commune des magistrats, qui se rapporte uniquement à l'avantage du prince, et
qu'on peut appeler volonté de corps, laquelle est générale par rapport au
gouvernement, et particulière par rapport à l'Etat, dont le gouvernement fait
partie; en troisième lieu, la volonté du peuple ou la volonté souveraine,
laquelle est générale, tant par rapport à l'Etat considéré comme le tout que par
rapport au gouvernement considéré comme partie du tout.
Dans une législation parfaite, la volonté particulière ou individuelle
doit être nulle, la volonté de corps propre au gouvernement très subordonnée, et
par conséquent la volonté générale ou souveraine toujours dominante et la règle
unique de toutes les autres.
Selon l'ordre
naturel, au contraire, ces différentes volontés deviennent plus actives à mesure
qu'elles se concentrent. Ainsi la volonté générale est toujours la plus faible,
la volonté de corps a le second rang, et la volonté particulière le premier de
tous: de sorte que dans le gouvernement chaque membre est premièrement soi-même,
et puis magistrat, et puis citoyen. Gradation directement opposée à celle
qu'exige l'ordre social.
Cela posé, que tout le
gouvernement soit entre les mains d'un seul homme. Voilà la volonté particulière
et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci au plus
haut degré d'intensité qu'elle puisse avoir. Or comme c'est du degré de la
volonté que dépend l'usage de la force, et que la force absolue du gouvernement
ne varie point, il s'ensuit que le plus actif des gouvernements est celui d'un
seul.
Au contraire, unissons le gouvernement à
l'autorité législative; faisons le prince du souverain, et de tous les citoyens
autant de magistrats. Alors la volonté de corps, confondue avec la volonté
générale, n'aura pas plus d'activité qu'elle, et laissera la volonté
particulière dans toute sa force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la même
force absolue, sera dans son minimum de force relative ou d'activité.
Ces rapports sont incontestables, et d'autres
considérations servent encore à les confirmer. On voit, par exemple, que chaque
magistrat est plus actif dans son corps que chaque citoyen dans le sien, et que
par conséquent la volonté particulière a beaucoup plus d'influence dans les
actes du gouvernement que dans ceux du souverain; car chaque magistrat est
presque toujours chargé de quelque fonction du gouvernement, au lieu que chaque
citoyen pris à part n'a aucune fonction de la souveraineté. D'ailleurs, plus
l'État s'étend, plus sa force réelle augmente, quoiqu'elle n'augmente pas en
raison de son étendue: mais l'État restant le même, les magistrats ont beau se
multiplier, le gouvernement n'en acquiert pas une plus grande force réelle,
parce que cette force est celle de l'État, dont la mesure est toujours égale.
Ainsi la force relative ou l'activité du gouvernement diminue, sans que sa force
absolue ou réelle puisse augmenter.
Il est sûr
encore que l'expédition des affaires devient plus lente à mesure que plus de
gens en sont chargés, qu'en donnant trop à la prudence on ne donne pas assez à
la fortune, qu'on laisse échapper l'occasion, et qu'à force de délibérer on perd
souvent le fruit de la délibération.
Je viens de
prouver que le gouvernement se relâche à mesure que les magistrats se
multiplient, et j'ai prouvé ci-devant que plus le peuple est nombreux, plus la
force réprimante doit augmenter. D'où il suit que le rapport des magistrats au
gouvernement doit être inverse du rapport des sujets au souverain. C'est-à-dire
que, plus l'Etat s'agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer; tellement
que le nombre des chefs diminue en raison de l'augmentation du
peuple.
Au reste je ne parle ici que de la force
relative du gouvernement, et non de sa rectitude. Car, au contraire, plus le
magistrat est nombreux, plus la volonté de corps se rapproche de la volonté
générale; au lieu que sous un magistrat unique cette même volonté de corps
n'est, comme je l'ai dit, qu'une volonté particulière. Ainsi l'on perd d'un côté
ce qu'on peut gagner de l'autre, et l'art du législateur est de savoir fixer le
point où la force et la volonté du gouvernement, toujours en proportion
réciproque, se combinent dans le rapport le plus avantageux à l'État.
LIVRE III. CHAPITRE III
DIVISION DES GOUVERNEMENTS
On a vu dans le chapitre précédent pourquoi l'on distingue
les diverses espèces ou formes de gouvernement par le nombre des membres qui les
composent; il reste à voir dans celui-ci comment se fait cette
division.
Le souverain peut, en premier lieu,
commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie
du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens
simples particuliers. On donne à cette forme de gouvernement le nom de
Démocratie.
Ou bien il peut resserrer le
gouvernement entre les mains d'un petit nombre, en sorte qu'il y ait plus de
simples citoyens que de magistrats, et cette forme porte le nom
d'Aristocratie.
Enfin il peut concentrer tout le
gouvernement dans les mains d'un magistrat unique dont tous les autres tiennent
leur pouvoir. Cette troisième forme est la plus commune, et s'appelle Monarchie
ou gouvernement royal.
On doit remarquer que
toutes ces formes ou du moins les deux premières sont susceptibles de plus ou de
moins, et ont même une assez grande latitude; car la Démocratie peut embrasser
tout le peuple ou se resserrer jusqu'à la moitié. L'Aristocratie à son tour peut
de la moitié du peuple se resserrer jusqu'au plus petit nombre indéterminément.
La Royauté même est susceptible de quelque partage. Sparte eut constamment deux
Rois par sa constitution, et l'on a vu dans l'Empire romain jusqu'à huit
empereurs à la fois, sans qu'on pût dire que l'Empire fût divisé. Ainsi il y a
un point où chaque forme de gouvernement se confond avec la suivante, et l'on
voit que sous trois seules dénominations le gouvernement est réellement
susceptible d'autant de formes diverses que l'Etat a de citoyens.
Il y a plus: ce même gouvernement pouvant à certains égards
se subdiviser en d'autres parties, l'une administrée d'une manière et l'autre
d'une autre, il peut résulter de ces trois formes combinées une multitude de
formes mixtes, dont chacune est multipliable par toutes les formes
simples.
On a de tous temps beaucoup disputé sur
la meilleure forme de gouvernement, sans considérer que chacune d'elles est la
meilleure en certains cas, et la pire en d'autres.
Si dans les différents Etats le nombre des magistrats suprêmes doit être
en raison inverse de celui des citoyens, il s'ensuit qu'en général le
gouvernement démocratique convient aux petits États, l'aristocratique aux
médiocres, et le monarchique aux grands. Cette règle se tire immédiatement du
principe; mais comment compter la multitude de circonstances qui peuvent fournir
des exceptions?
LIVRE III. CHAPITRE IV
DE LA DÉMOCRATIE
Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle
doit être exécutée et interprétée. Il semble donc qu'on ne saurait avoir une
meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif.
Mais c'est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains égards,
parce que les choses qui doivent être distinguées ne le sont pas, et que le
prince et le souverain n'étant que la même personne, ne forment, pour ainsi
dire, qu'un gouvernement sans gouvernement.
Il
n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute ni que le corps du peuple
détourne son attention des vues générales, pour la donner aux objets
particuliers. Rien n'est plus dangereux que l'influence des intérêts privés dans
les affaires publiques, et l'abus des lois par le gouvernement est un mal
moindre que la corruption du législateur, suite infaillible des vues
particulières. Alors l'État étant altéré dans sa substance toute réforme devient
impossible. Un peuple qui n'abuserait jamais du gouvernement n'abuserait pas non
plus de l'indépendance; un peuple qui gouvernerait toujours bien n'aurait pas
besoin d'être gouverné.
À prendre le terme dans
la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il
n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne
et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste
incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l'on voit aisément
qu'il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de
l'administration change.
En effet, je crois
pouvoir poser en principe que quand les fonctions du gouvernement sont partagées
entre plusieurs tribunaux, les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus
grande autorité; ne fût-ce qu'à cause de la facilité d'expédier les affaires,
qui les y amène naturellement.
D'ailleurs que de
choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement? Premièrement un État
très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse
aisément connaître tous les autres; secondement une grande simplicité de moeurs
qui prévienne la multitude d'affaires et les discussions épineuses; ensuite
beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l'égalité ne
saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité; enfin peu ou point de
luxe; car, ou le luxe est l'effet des richesses, ou il les rend nécessaires; il
corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la
convoitise; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité; il ôte à l'Etat tous
ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à
l'opinion.
Voilà pourquoi un auteur célèbre a
donné la vertu pour principe à la République; car toutes ces conditions ne
sauraient subsister sans la vertu: mais faute d'avoir fait les distinctions
nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quelquefois de clarté,
et n'a pas vu que, l'autorité souveraine étant partout la même, le même principe
doit avoir lieu dans tout État bien constitué, plus ou moins, il est vrai, selon
la forme du gouvernement.
Ajoutons qu'il n'y a
pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines
que le démocratique ou populaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si
fortement et si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de
vigilance et de courage pour être maintenu dans la sienne. C'est surtout dans
cette constitution que le citoyen doit s'armer de force et de constance, et dire
chaque jour de sa vie au fond de son coeur ce que disait un vertueux Palatin 20 dans la Diète
de Pologne: Malo periculosam libertatem quam quietum servitium.S'il y
avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement
si parfait ne convient pas à des hommes.
LIVRE III. CHAPITRE V
DE L'ARISTOCRATIE
Nous avons ici deux personnes morales très distinctes,
savoir le gouvernement et le souverain, et par conséquent deux volontés
générales, l'une par rapport à tous les citoyens, l'autre seulement pour les
membres de l'administration. Ainsi, bien que le gouvernement puisse régler sa
police intérieure comme il lui plaît, il ne peut jamais parler au peuple qu'au
nom du souverain, c'est-à-dire au nom du peuple même; ce qu'il ne faut jamais
oublier.
Les premières sociétés se gouvernèrent
aristocratiquement. Les chefs des familles délibéraient entre eux des affaires
publiques. Les jeunes gens cédaient sans peine à l'autorité de l'expérience. De
là les noms de prêtres, d'anciens, de sénat, de gérontes. Les sauvages de
l'Amérique septentrionale se gouvernent encore ainsi de nos jours, et sont très
bien gouvernés.
Mais à mesure que l'inégalité
d'institution l'emporta sur l'inégalité naturelle, la richesse ou la puissance21 fut préférée à
l'âge, et l'aristocratie devint élective. Enfin la puissance transmise avec les
biens du père aux enfants rendant les familles patriciennes rendit le
gouvernement héréditaire, et l'on vit des sénateurs de vingt ans.
Il y a donc trois sortes d'aristocratie; naturelle,
élective, héréditaire. La première ne convient qu'à des peuples simples; la
troisième est le pire de tous les gouvernements. La deuxième est le meilleur:
c'est l'aristocratie proprement dite.
Outre
l'avantage de la distinction des deux pouvoirs, elle a celui du choix de ses
membres; car dans le gouvernement populaire tous les citoyens naissent
magistrats, mais celui-ci les borne à un petit nombre, et ils ne le deviennent
que par élection 22 ; moyen par
lequel la probité, les lumières, l'expérience, et toutes les autres raisons de
préférence et d'estime publique sont autant de nouveaux garants qu'on sera
sagement gouverné.
De plus, les assemblées se
font plus commodément, les affaires se discutent mieux, s'expédient avec plus
d'ordre et de diligence, le crédit de l'État est mieux soutenu chez l'étranger
par de vénérables sénateurs que par une multitude inconnue ou
méprisée.
En un mot, c'est l'ordre le meilleur
et le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr
qu'ils la gouverneront pour son profit et non pour le leur; il ne faut point
multiplier en vain les ressorts, ni faire avec vingt mille hommes ce que cent
hommes choisis peuvent faire encore mieux. Mais il faut remarquer que l'intérêt
de corps commence à moins diriger ici la force publique sur la règle de la
volonté générale, et qu'une autre pente inévitable enlève aux lois une partie de
la puissance exécutive.
À l'égard des
convenances particulières, il ne faut ni un Etat si petit ni un peuple si simple
et si droit que l'exécution des lois suive immédiatement de la volonté publique,
comme dans une bonne démocratie. Il ne faut pas non plus une si grande nation
que les chefs épars pour la gouverner puissent trancher du souverain chacun dans
son département, et commencer par se rendre indépendants pour devenir enfin les
maîtres.
Mais si l'aristocratie exige quelques
vertus de moins que le gouvernement populaire, elle en exige aussi d'autres qui
lui sont propres; comme la modération dans les riches et le contentement dans
les pauvres car il semble qu'une égalité rigoureuse y serait déplacée; elle ne
fut pas même observée à Sparte.
Au reste, si
cette forme comporte une certaine inégalité de fortune, c'est bien pour qu'en
général l'administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent
le mieux y donner tout leur temps, mais non pas, comme prétend Aristote, pour
que les riches soient toujours préférés. Au contraire, il importe qu'un choix
opposé apprenne quelquefois au peuple qu'il y a dans le mérite des hommes des
raisons de préférence plus importantes que la richesse.
LIVRE III. CHAPITRE VI
DE LA MONARCHIE
Jusqu'ici nous avons considéré le prince comme une personne
morale et collective, unie par la force des lois, et dépositaire dans l'Etat de
la puissance exécutive. Nous avons maintenant à considérer cette puissance
réunie entre les mains d'une personne naturelle, d'un homme réel, qui seul ait
droit d'en disposer selon les lois. C'est ce qu'on appelle un monarque, ou un
roi.
Tout au contraire des autres
administrations, où un être collectif représente un individu, dans celle-ci un
individu représente un être collectif; en sorte que l'unité morale qui constitue
le prince est en même temps une unité physique, dans laquelle toutes les
facultés que la loi réunit dans l'autre avec tant d'effort se trouvent
naturellement réunies.
Ainsi la volonté du
peuple, et la volonté du prince, et la force publique de l'Etat, et la force
particulière du gouvernement, tout répond au même mobile, tous les ressorts de
la machine sont dans la même main, tout marche au même but, il n'y a point de
mouvements opposés qui s'entre-détruisent, et l'on ne peut imaginer aucune sorte
de constitution dans laquelle un moindre effort produise une action plus
considérable. Archimède assis tranquillement sur le rivage et tirant sans peine
à flot un grand vaisseau me représente un monarque habile gouvernant de son
cabinet ses vastes Etats, et faisant tout mouvoir en paraissant
immobile.
Mais s'il n'y a point de gouvernement
qui ait plus de vigueur, il n'y en a point où la volonté particulière ait plus
d'empire et domine plus aisément les autres; tout marche au même but, il est
vrai; mais ce but n'est point celui de la félicité publique, et la force même de
l'administration tourne sans cesse au préjudice de l'État.
Les rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que
le meilleur moyen de l'être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime
est très belle, et même très vraie à certains égards. Malheureusement on s'en
moquera toujours dans les cours. La puissance qui vient de l'amour des peuples
est sans doute la plus grande; mais elle est précaire et conditionnelle, jamais
les princes ne s'en contenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir être
méchants s'il leur plaît, sans cesser d'être les maîtres: un sermonneur
politique aura beau leur dire que, la force du peuple étant la leur, leur plus
grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable: ils
savent très bien que cela n'est pas vrai. Leur intérêt personnel est
premièrement que le peuple soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais
leur résister. J'avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis,
l'intérêt du prince serait alors que le peuple fût puissant, afin que cette
puissance étant la sienne le rendît redoutable à ses voisins; mais comme cet
intérêt n'est que secondaire et subordonné, et que les deux suppositions sont
incompatibles, il est naturel que les princes donnent toujours la préférence à
la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C'est ce que Samuel
représentait fortement aux Hébreux; c'est ce que Machiavel a fait voir avec
évidence. En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux
peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains23 .
Nous avons trouvé par les rapports généraux que la
monarchie n'est convenable qu'aux grands Etats, et nous le trouvons encore en
l'examinant en elle-même. Plus l'administration publique est nombreuse, plus le
rapport du prince aux sujets diminue et s'approche de l'égalité, en sorte que ce
rapport est un ou l'égalité même dans la démocratie. Ce même rapport augmente à
mesure que le gouvernement se resserre, et il est dans son maximum quand le
gouvernement est dans les mains d'un seul. Alors il se trouve une trop grande
distance entre le prince et le peuple, et l'Etat manque de liaison. Pour la
former il faut donc des ordres intermédiaires: Il faut des princes, des grands,
de la noblesse pour les remplir. Or rien de tout cela ne convient à un petit
Etat, que ruinent tous ces degrés.
Mais s'il est
difficile qu'un grand Etat soit bien gouverné, il l'est beaucoup plus qu'il soit
bien gouverné par un seul homme, et chacun sait ce qu'il arrive quand le Roi se
donne des substituts.
Un défaut essentiel et
inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du
républicain, est que dans celui-ci la voix publique n'élève presque jamais aux
premières places que des hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec
honneur: au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus
souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui
les petits talents, qui font dans les cours parvenir aux grandes places, ne
servent qu'à montrer au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus. Le
peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince, et un homme d'un vrai
mérite est presque aussi rare dans le ministère qu'un sot à la tête d'un
gouvernement républicain. Aussi, quand par quelque heureux hasard un de ces
hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une monarchie presque
abîmée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu'il
trouve, et cela fait époque dans un pays.
Pour
qu'un État monarchique pût être bien gouverné, il faudrait que sa grandeur ou
son étendue fût mesurée aux facultés de celui qui gouverne. Il est plus aisé de
conquérir que de régir. Avec un levier suffisant, d'un doigt on peut ébranler le
monde, mais pour le soutenir il faut les épaules d'Hercule. Pour peu qu'un Etat
soit grand, le prince est presque toujours trop petit. Quand au contraire il
arrive que l'État est trop petit pour son chef, ce qui est très rare, il est
encore mal gouverné, parce que le chef, suivant toujours la grandeur de ses
vues, oublie les intérêts des peuples, et ne les rend pas moins malheureux par
l'abus des talents qu'il a de trop, qu'un chef borné par le défaut de ceux qui
lui manquent. Il faudrait, pour ainsi dire, qu'un royaume s'étendît ou se
resserrât à chaque règne selon la portée du prince; au lieu que les talents d'un
Sénat ayant des mesures plus fixes, l'État peut avoir des bornes constantes et
l'administration n'aller pas moins bien.
Le plus
sensible inconvénient du gouvernement d'un seul est le défaut de cette
succession continuelle qui forme dans les deux autres une liaison non
interrompue. Un roi mort, il en faut un autre; les élections laissent des
intervalles dangereux, elles sont orageuses, et à moins que les citoyens ne
soient d'un désintéressement, d'une intégrité que ce gouvernement ne comporte
guère, la brigue et la corruption s'en mêlent. Il est difficile que celui à qui
l'Etat s'est vendu ne le vende pas à son tour, et ne se dédommage pas sur les
faibles de l'argent que les puissants lui ont extorqué. Tôt ou tard tout devient
vénal sous une pareille administration, et la paix dont on jouit alors sous les
rois est pire que le désordre des interrègnes.
Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux? On a rendu les couronnes
héréditaires dans certaines familles, et l'on a établi un ordre de succession
qui prévient toute dispute à la mort des rois. C'est-à-dire que, substituant
l'inconvénient des régences à celui des élections, on a préféré une apparente
tranquillité à une administration sage, et qu'on a mieux aimé risquer d'avoir
pour chefs des enfants, des monstres, des imbéciles, que d'avoir à disputer sur
le choix des bons rois; on n'a pas considéré qu'en s'exposant ainsi aux risques
de l'alternative on met presque toutes les chances contre soi. C'était un mot
très sensé que celui du jeune Denis, à qui son père en lui reprochant une action
honteuse disait: T'en ai-je donné l'exemple? Ah! répondit le fils, votre père
n'était pas roi!
Tout concourt à priver de
justice et de raison un homme élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup
de peine, à ce qu'on dit, pour enseigner aux jeunes princes l'art de régner; il
ne paraît pas que cette éducation leur profite. On ferait mieux de commencer par
leur enseigner l'art d'obéir. Les plus grands rois qu'ait célébrés l'histoire
n'ont point été élevés pour régner; c'est une science qu'on ne possède jamais
moins qu'après l'avoir trop apprise, et qu'on acquiert mieux en obéissant qu'en
commandant. Nam utilissimus idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum
delectus, cogitare quid aut nolueris sub alio Principe aut volueris24.
Une suite de ce défaut de cohérence est l'inconstance du
gouvernement royal qui, se réglant tantôt sur un plan et tantôt sur un autre
selon le caractère du prince qui règne ou des gens qui règnent pour lui, ne peut
avoir longtemps un objet fixe ni une conduite conséquente: variation qui rend
toujours l'État flottant de maxime en maxime, de projet en projet, et qui n'a
pas lieu dans les autres gouvernements où le prince est toujours le même. Aussi
voit-on qu'en général, s'il y a plus de ruse dans une cour, il y a plus de
sagesse dans un Sénat, et que les républiques vont à leurs fins par des vues
plus constantes et mieux suivies, au lieu que chaque révolution dans le
ministère en produit une dans l'État; la maxime commune à tous les ministres, et
presque à tous les rois, étant de prendre en toute chose le contre-pied de leur
prédécesseur.
De cette même incohérence se tire
encore la solution d'un sophisme très familier aux politiques royaux; c'est, non
seulement de comparer le gouvernement civil au gouvernement domestique et le
prince au père de famille, erreur déjà réfutée, mais encore de donner
libéralement à ce magistrat toutes les vertus dont il aurait besoin, et de
supposer toujours que le prince est ce qu'il devrait être: supposition à l'aide
de laquelle le gouvernement royal est évidemment préférable à tout autre, parce
qu'il est incontestablement le plus fort, et que pour être aussi le meilleur il
ne lui manque qu'une volonté de corps plus conforme à la volonté
générale.
Mais si selon Platon
25 le Roi par
nature est un personnage si rare, combien de fois la nature et la fortune
concourront-elles à le couronner, et si l'éducation royale corrompt
nécessairement ceux qui la reçoivent, que doit-on espérer d'une suite d'hommes
élevés pour régner? C'est donc bien vouloir s'abuser que de confondre le
gouvernement royal avec celui d'un bon roi. Pour voir ce qu'est ce gouvernement
en lui-même, il faut le considérer sous des princes bornés ou méchants, car ils
arriveront tels au trône, ou le trône les rendra tels.
Ces difficultés n'ont pas échappé à nos auteurs, mais ils n'en sont
point embarrassés. Le remède est, disent-ils, d'obéir sans murmure. Dieu donne
les mauvais rois dans sa colère, et il les faut supporter comme des châtiments
du Ciel. Ce discours est édifiant, sans doute; mais je ne sais s'il ne
conviendrait pas mieux en chaire que dans un livre de politique. Que dire d'un
médecin qui promet des miracles, et dont tout l'art est d'exhorter son malade à
la patience? On sait bien qu'il faut souffrir un mauvais gouvernement quand on
l'a; la question serait d'en trouver un bon.
LIVRE III. CHAPITRE VII
DES GOUVERNEMENTS MIXTES
À proprement parler il n'y a point de gouvernement simple.
Il faut qu'un chef unique ait des magistrats subalternes; il faut qu'un
gouvernement populaire ait un chef. Ainsi dans le partage de la puissance
exécutive il y a toujours gradation du grand nombre au moindre, avec cette
différence que tantôt le grand nombre dépend du petit, et tantôt le petit du
grand.
Quelquefois il y a partage égal; soit
quand les parties constitutives sont dans une dépendance mutuelle, comme dans le
gouvernement d'Angleterre; soit quand l'autorité de chaque partie est
indépendante mais imparfaite, comme en Pologne. Cette dernière forme est
mauvaise, parce qu'il n'y a point d'unité dans le gouvernement, et que l'État
manque de liaison.
Lequel vaut le mieux, d'un
gouvernement simple ou d'un gouvernement mixte? Question fort agitée chez les
politiques, et à laquelle il faut faire la même réponse que j'ai faite ci-devant
sur toute forme de gouvernement.
Le gouvernement
simple est le meilleur en soi, par cela seul qu'il est simple. Mais quand la
puissance exécutive ne dépend pas assez de la législative, c'est-à-dire quand il
y a plus de rapport du prince au souverain que du peuple au prince, il faut
remédier à ce défaut de proportion en divisant le gouvernement; car alors toutes
ses parties n'ont pas moins d'autorité sur les sujets, et leur division les rend
toutes ensemble moins fortes contre le souverain.
On prévient encore le même inconvénient en établissant des magistrats
intermédiaires, qui, laissant le gouvernement en son entier, servent seulement à
balancer les deux puissances et à maintenir leurs droits respectifs. Alors le
gouvernement n'est pas mixte, il est tempéré.
On
peut remédier par des moyens semblables à l'inconvénient opposé, et quand le
gouvernement est trop lâche, ériger des tribunaux pour le concentrer. Cela se
pratique dans toutes les démocraties. Dans le premier cas on divise le
gouvernement pour l'affaiblir, et dans le second pour le renforcer; car les
maximum de force et de faiblesse se trouvent également dans les gouvernements
simples, au lieu que les formes mixtes donnent une force moyenne.
LIVRE III. CHAPITRE VIII
QUE TOUTE FORME DE GOUVERNEMENT N'EST PAS PROPRE À TOUT PAYS
La liberté n'étant pas un fruit de tous les climats n'est
pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par
Montesquieu, plus on en sent la vérité. Plus on le conteste, plus on donne
occasion de l'établir par de nouvelles preuves.
Dans tous les gouvernements du monde la personne publique consomme et ne
produit rien. D'où lui vient donc la substance consommée? Du travail de ses
membres. C'est le superflu des particuliers qui produit le nécessaire du public.
D'où il suit que l'état civil ne peut subsister qu'autant que le travail des
hommes rend au-delà de leurs besoins.
Or cet
excédent n'est pas le même dans tous les pays du monde. Dans plusieurs il est
considérable, dans d'autres médiocre, dans d'autres nul, dans d'autres négatif.
Ce rapport dépend de la fertilité du climat, de la sorte de travail que la terre
exige, de la nature de ses productions, de la force de ses habitants, de la plus
ou moins grande consommation qui leur est nécessaire, et de plusieurs autres
rapports semblables desquels il est composé.
D'autre part, tous les gouvernements ne sont pas de même nature; il y en
a de plus ou moins dévorants, et les différences sont fondées sur cet autre
principe que, plus les contributions publiques s'éloignent de leur source, et
plus elles sont onéreuses. Ce n'est pas sur la quantité des impositions qu'il
faut mesurer cette charge, mais sur le chemin qu'elles ont à faire pour
retourner dans les mains dont elles sont sorties; quand cette circulation est
prompte et bien établie, qu'on paye peu ou beaucoup, il n'importe; le peuple est
toujours riche et les finances vont toujours bien. Au contraire, quelque peu que
le peuple donne, quand ce peu ne lui revient point, en donnant toujours bientôt
il s'épuise; l'État n'est jamais riche, et le peuple est toujours
gueux.
Il suit de là que plus la distance du
peuple au gouvernement augmente, et plus les tributs deviennent onéreux: ainsi
dans la démocratie le peuple est le moins chargé, dans l'aristocratie il l'est
davantage, dans la monarchie il porte le plus grand poids. La monarchie ne
convient donc qu'aux nations opulentes, l'aristocratie aux Etats médiocres en
richesse ainsi qu'en grandeur, la démocratie aux Etats petits et
pauvres.
En effet, plus on y réfléchit, plus on
trouve en ceci de différence entre les États libres et les monarchiques; dans
les premiers tout s'emploie à l'utilité commune; dans les autres, les forces
publique et particulières sont réciproques, et l'une s'augmente par
l'affaiblissement de l'autre. Enfin au lieu de gouverner les sujets pour les
rendre heureux, le despotisme les rend misérables pour les gouverner.
Voilà donc dans chaque climat des causes naturelles sur
lesquelles on peut assigner la forme de gouvernement à laquelle la force du
climat l'entraîne, et dire même quelle espèce d'habitants il doit avoir. Les
lieux ingrats et stériles où le produit ne vaut pas le travail doivent rester
incultes et déserts, ou seulement peuplés de sauvages. Les lieux où le travail
des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être habités par des
peuples barbares, toute politie y serait impossible: les lieux où l'excès du
produit sur le travail est médiocre conviennent aux peuples libres; ceux où le
terroir abondant et fertile donne beaucoup de produit pour peu de travail
veulent être gouvernés monarchiquement, pour consumer par le luxe du prince
l'excès du superflu des sujets; car il vaut mieux que cet excès soit absorbé par
le gouvernement que dissipé par les particuliers. Il y a des exceptions, je le
sais; mais ces exceptions mêmes confirment la règle, en ce qu'elles produisent
tôt ou tard des révolutions qui ramènent les choses dans l'ordre de la
nature.
Distinguons toujours les lois générales
des causes particulières qui peuvent en modifier l'effet. Quand tout le Midi
serait couvert de républiques et tout le Nord d'États despotiques il n'en serait
pas moins vrai que par l'effet du climat le despotisme convient aux pays chauds,
la barbarie aux pays froids, et la bonne politie aux régions intermédiaires. Je
vois encore qu'en accordant le principe on pourra disputer sur l'application: on
pourra dire qu'il y a des pays froids très fertiles et des méridionaux très
ingrats. Mais cette difficulté n'en est une que pour ceux qui n'examinent pas la
chose dans tous ses rapports. Il faut, comme je l'ai déjà dit, compter ceux des
travaux, des forces, de la consommation, etc.
Supposons que de deux terrains égaux l'un rapporte cinq et l'autre dix.
Si les habitants du premier consomment quatre et ceux du dernier neuf, l'excès
du premier produit sera 1/5 et celui du second 1/10. Le rapport de ces deux
excès étant donc inverse de celui des produits, le terrain qui ne produira que
cinq donnera un superflu double de celui du terrain qui produira dix.
Mais il n'est pas question d'un produit double, et je ne
crois pas que personne ose mettre en général la fertilité des pays froids en
égalité même avec celle des pays chauds. Toutefois supposons cette égalité;
laissons, si l'on veut, en balance l'Angleterre avec la Sicile, et la Pologne
avec l'Égypte. Plus au midi nous aurons l'Afrique et les Indes, plus au nord
nous n'aurons plus rien. Pour cette égalité de produit, quelle différence dans
la culture? En Sicile il ne faut que gratter la terre; en Angleterre que de
soins pour la labourer! or, là où il faut plus de bras pour donner le même
produit, le superflu doit être nécessairement moindre.
Considérez, outre cela, que la même quantité d'hommes consomme beaucoup
moins dans les pays chauds. Le climat demande qu'on y soit sobre pour se porter
bien: les Européens qui veulent y vivre comme chez eux périssent tous de
dysenterie et d'indigestions. Nous sommes, dit Chardin, des bêtes carnassières,
des loups, en comparaison des Asiatiques. Quelques-uns attribuent la sobriété
des Persans à ce que leur pays est moins cultivé, et moi je crois au contraire
que leur pays abonde moins en denrées parce qu'il en faut moins aux habitants.
Si leur frugalité, continue-t-il, était un effet de la disette du pays, il n'y
aurait que les pauvres qui mangeraient peu, au lieu que c'est généralement tout
le monde, et on mangerait plus ou moins en chaque province selon la fertilité du
pays, au lieu que la même sobriété se trouve par tout le royaume. Ils se louent
fort de leur manière de vivre, disant qu'il ne faut que regarder leur teint pour
reconnaître combien elle est plus excellente que celle des chrétiens. En effet
le teint des Persans est uni; ils ont la peau belle, fine et polie, au lieu que
le teint des Arméniens, leurs sujets qui vivent à l'européenne, est rude,
couperosé, et que leurs corps sont gros et pesants.
Plus on approche de la ligne, plus les peuples vivent de peu. Ils ne
mangent presque pas de viande; le riz, le maïs, le cuzcuz, le mil, la cassave,
sont leurs aliments ordinaires. Il y a aux Indes des millions d'hommes dont la
nourriture ne coûte pas un sol par jour. Nous voyons en Europe même des
différences sensibles pour l'appétit entre les peuples du Nord et ceux du Midi.
Un Espagnol vivra huit jours du dîner d'un Allemand. Dans les pays où les hommes
sont plus voraces le luxe se tourne aussi vers les choses de consommation. En
Angleterre, il se montre sur une table chargée de viandes; en Italie on vous
régale de sucre et de fleurs.
Le luxe des
vêtements offre encore de semblables différences. Dans les climats où les
changements des saisons sont prompts et violents, on a des habits meilleurs et
plus simples, dans ceux où l'on ne s'habille que pour la parure on y cherche
plus d'éclat que d'utilité, les habits eux-mêmes y sont un luxe. A Naples vous
verrez tous les jours se promener au Pausilippe des hommes en veste dorée et
point de bas. C'est la même chose pour les bâtiments; on donne tout à la
magnificence quand on n'a rien à craindre des injures de l'air. À Paris, à
Londres on veut être logé chaudement et commodément. À Madrid on a des salons
superbes, mais point de fenêtres qui ferment, et l'on couche dans des nids à
rats.
Les aliments sont beaucoup plus
substantiels et succulents dans les pays chauds; c'est une troisième différence
qui ne peut manquer d'influer sur la seconde. Pourquoi mange-t-on tant de
légumes en Italie? parce qu'ils y sont bons, nourrissants, d'excellent goût. En
France où ils ne sont nourris que d'eau ils ne nourrissent point, et sont
presque comptés pour rien sur les tables. Ils n'occupent pourtant pas moins de
terrain et coûtent du moins autant de peine à cultiver. C'est une expérience
faite que les blés de Barbarie, d'ailleurs inférieurs à ceux de France, rendent
beaucoup plus en farine, et que ceux de France à leur tour rendent plus que les
blés du Nord. D'où l'on peut inférer qu'une gradation semblable s'observe
généralement dans la même direction de la ligne au pôle. Or n'est-ce pas un
désavantage visible d'avoir dans un produit égal une moindre quantité
d'aliment?
À toutes ces différentes
considérations j'en puis ajouter une qui en découle et qui les fortifie; c'est
que les pays chauds ont moins besoin d'habitants que les pays froids, et
pourraient en nourrir davantage; ce qui produit un double superflu toujours à
l'avantage du despotisme. Plus le même nombre d'habitants occupe une grande
surface, plus les révoltes deviennent difficiles; parce qu'on ne peut se
concerter ni promptement ni secrètement, et qu'il est toujours facile au
gouvernement d'éventer les projets et de couper les communications: mais plus un
peuple nombreux se rapproche, moins le gouvernement peut usurper sur le
souverain; les chefs délibèrent aussi sûrement dans leurs chambres que le prince
dans son conseil, et la foule s'assemble aussitôt dans les places que les
troupes dans leurs quartiers. L'avantage d'un gouvernement tyrannique est donc
en ceci d'agir à grandes distances. À l'aide des points d'appui qu'il se donne
sa force augmente au loin comme celle des leviers (Note 26) . Celle du peuple au contraire n'agit que concentrée,
elle s'évapore et se perd en s'étendant, comme l'effet de la poudre éparse à
terre et qui ne prend feu que grain à grain. Les pays les moins peuplés sont
ainsi les plus propres à la tyrannie: les bêtes féroces ne règnent que dans les
déserts.
LIVRE III. CHAPITRE IX
DES SIGNES D'UN BON GOUVERNEMENT
Quand donc on demande absolument quel est le meilleur
gouvernement, on fait une question insoluble comme indéterminée; ou si l'on
veut, elle a autant de bonnes solutions qu'il y a de combinaisons possibles dans
les positions absolues et relatives des peuples.
Mais si l'on demandait à quel signe on peut connaître qu'un peuple donné
est bien ou mal gouverné, ce serait autre chose, et la question de fait pourrait
se résoudre.
Cependant on ne la résout point,
parce que chacun veut la résoudre à sa manière. Les sujets vantent la
tranquillité publique, les citoyens la liberté des particuliers, l'un préfère la
sûreté des possessions, et l'autre celle des personnes; l'un veut que le
meilleur gouvernement soit le plus sévère, l'autre soutient que c'est le plus
doux; celui-ci veut qu'on punisse les crimes, et celui-là qu'on les prévienne;
l'un trouve beau qu'on soit craint des voisins, l'autre aime mieux qu'on en soit
ignoré, l'un est content quand l'argent circule, l'autre exige que le peuple ait
du pain. Quand même on conviendrait sur ces points et d'autres semblables, en
serait-on plus avancé? Les quantités morales manquant de mesure précise, fût-on
d'accord sur le signe, comment l'être sur l'estimation?
Pour moi, je m'étonne toujours qu'on méconnaisse un signe aussi simple,
ou qu'on ait la mauvaise foi de n'en pas convenir. Quelle est la fin de
l'association politique? C'est la conservation et la prospérité de ses membres.
Et quel est le signe le plus sûr qu'ils se conservent et prospèrent? C'est leur
nombre et leur population. N'allez donc pas chercher ailleurs ce signe si
disputé. Toutes choses d'ailleurs égales, le gouvernement sous lequel, sans
moyens étrangers, sans naturalisations, sans colonies, les citoyens peuplent et
multiplient davantage est infailliblement le meilleur: celui sous lequel un
peuple diminue et dépérit est le pire. Calculateurs, c'est maintenant votre
affaire; comptez, mesurez, comparez 27 .
LIVRE III. CHAPITRE X
DE L'ABUS DU GOUVERNEMENT ET DE SA PENTE A DÉGÉNÉRER
Comme la volonté particulière agit sans cesse contre la
volonté générale, ainsi le gouvernement fait un effort continuel contre la
souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la constitution s'altère, et comme
il n'y a point ici d'autre volonté de corps qui résistant à celle du prince
fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le prince opprime
enfin le souverain et rompe le traité social. C'est là le vice inhérent et
inévitable qui dès la naissance du corps politique tend sans relâche à le
détruire, de même que la vieillesse et la mort détruisent le corps de
l'homme.
Il y a deux voies générales par
lesquelles un gouvernement dégénère; savoir, quand il se resserre, ou quand
l'État se dissout.
Le gouvernement se resserre
quand il passe du grand nombre au petit, c'est-à-dire de la démocratie à
l'aristocratie, et de l'aristocratie à la royauté. C'est là son inclinaison
naturelle28 . S'il
rétrogradait du petit nombre au grand, on pourrait dire qu'il se relâche, mais
ce progrès inverse est impossible.
En effet,
jamais le gouvernement ne change de forme que quand son ressort usé le laisse
trop affaibli pour pouvoir conserver la sienne. Or s'il se relâchait encore en
s'étendant, sa force deviendrait tout à fait nulle, et il subsisterait encore
moins. Il faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu'il cède, autrement
l'Etat qu'il soutient tomberait en ruine.
Le cas
de la dissolution de l'État peut arriver de deux manières.
Premièrement quand le prince n'administre plus l'État selon
les lois et qu'il usurpe le pouvoir souverain. Alors il se fait un changement
remarquable; c'est que, non pas le gouvernement, mais l'État se resserre; je
veux dire que le grand État se dissout et qu'il s'en forme un autre dans
celui-là, composé seulement des membres du gouvernement et qui n'est plus rien
au reste du peuple que son maître et son tyran. De sorte qu'à l'instant que le
gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, et tous les
simples citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés mais
non pas obligés d'obéir.
Le même cas arrive
aussi quand les membres du gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu'ils ne
doivent exercer qu'en corps; ce qui n'est pas une moindre infraction des lois,
et produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire, autant de
princes que de magistrats, et l'État, non moins divisé que le gouvernement,
périt ou change de forme.
Quand l'État se
dissout, l'abus du gouvernement quel qu'il soit prend le nom commun d'anarchie.
En distinguant, la démocratie dégénère en ochlocratie, l'aristocratie en
oligarchie; j'ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie, mais ce dernier
mot est équivoque et demande explication.
Dans
le sens vulgaire un tyran est un roi qui gouverne avec violence et sans égard à
la justice et aux lois. Dans le sens précis un tyran est un particulier qui
s'arroge l'autorité royale sans y avoir droit. C'est ainsi que les Grecs
entendaient ce mot de tyran. Ils le donnaient indifféremment aux bons et aux
mauvais princes dont l'autorité n'était pas légitime29 Ainsi tyran et
usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes.
Pour donner différents noms à différentes choses, j'appelle tyran
l'usurpateur de l'autorité royale, et despote l'usurpateur du pouvoir souverain.
Le tyran est celui qui s'ingère contre les lois à gouverner selon les lois; le
despote est celui qui se met au-dessus des lois mêmes. Ainsi le tyran peut
n'être pas despote, mais le despote est toujours tyran.
LIVRE III. CHAPITRE XI
DE LA MORT DU CORPS POLITIQUE
Telle est la pente naturelle et inévitable des gouvernements
les mieux constitués. Si Sparte et Rome ont péri, quel État peut espérer de
durer toujours? Si nous voulons former un établissement durable, ne songeons
donc point à le rendre éternel. Pour réussir il ne faut pas tenter l'impossible,
ni se flatter de donner à l'ouvrage des hommes une solidité que les choses
humaines ne comportent pas.
Le corps politique,
aussi bien que le corps de l'homme, commence à mourir dès sa naissance et porte
en lui-même les causes de sa destruction. Mais l'un et l'autre peut avoir une
constitution plus ou moins robuste et propre à le conserver plus ou moins
longtemps. La constitution de l'homme est l'ouvrage de la nature, celle de
l'État est l'ouvrage de l'art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger leur
vie, il dépend d'eux de prolonger celle de l'État aussi loin qu'il est possible,
en lui donnant la meilleure constitution qu'il puisse avoir. Le mieux constitué
finira mais plus tard qu'un autre, si nul accident imprévu n'amène sa perte
avant le temps.
Le principe de la vie politique
est dans l'autorité souveraine. La puissance législative est le coeur de l'État,
la puissance exécutive en est le cerveau, qui donne le mouvement à toutes les
parties. Le cerveau peut tomber en paralysie et l'individu vivre encore. Un
homme reste imbécile et vit: mais sitôt que le coeur a cessé ses fonctions,
l'animal est mort.
Ce n'est point par les lois
que l'État subsiste, c'est par le pouvoir législatif. La loi d'hier n'oblige pas
aujourd'hui, mais le consentement tacite est présumé du silence, et le souverain
est censé confirmer incessamment les lois qu'il n'abroge pas, pouvant le faire.
Tout ce qu'il a déclaré vouloir une fois, il le veut toujours, à moins qu'il ne
le révoque.
Pourquoi donc porte-t-on tant de
respect aux anciennes lois? C'est pour cela même. On doit croire qu'il n'y a que
l'excellence des volontés antiques qui les ait pu conserver si longtemps; si le
souverain ne les eût reconnues constamment salutaires il les eût mille fois
révoquées. Voilà pourquoi loin de s'affaiblir les lois acquièrent sans cesse une
force nouvelle dans tout Etat bien constitué; le préjugé de l'antiquité les rend
chaque jour plus vénérables; au lieu que partout où les lois s'affaiblissent en
vieillissant, cela prouve qu'il n'y a plus de pouvoir législatif, et que l'Etat
ne vit plus.
LIVRE III. CHAPITRE XII
COMMENT SE MAINTIENT L'AUTORITÉ SOUVERAINE
Le souverain n'ayant d'autre force que la puissance
législative n'agit que par des lois, et les lois n'étant que des actes
authentiques de la volonté générale, le souverain ne saurait agir que quand le
peuple est assemblé. Le peuple assemblé, dira-t-on! Quelle chimère! C'est une
chimère aujourd'hui, mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans. Les
hommes ont-ils changé de nature?
Les bornes du
possible dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons. Ce
sont nos faiblesses, nos vices, nos préjugés qui les rétrécissent. Les âmes
basses ne croient point aux grands hommes: de vils esclaves sourient d'un air
moqueur à ce mot de liberté.
Par ce qui s'est
fait considérons ce qui se peut faire; je ne parlerai pas des anciennes
républiques de la Grèce, mais la République romaine était, ce me semble, un
grand État, et la ville de Rome une grande ville. Le dernier cens donna dans
Rome quatre cent mille citoyens portant armes, et le dernier dénombrement de
l'Empire plus de quatre millions de citoyens sans compter les sujets, les
étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves.
Quelle difficulté n'imaginerait-on pas d'assembler fréquemment le peuple
immense de cette capitale et de ses environs? Cependant il se passait peu de
semaines que le peuple romain ne fût assemblé, et même plusieurs fois. Non
seulement il exerçait les droits de la souveraineté, mais une partie de ceux du
gouvernement. Il traitait certaines affaires, il jugeait certaines causes, et
tout ce peuple était sur la place publique presque aussi souvent magistrat que
citoyen.
En remontant aux premiers temps des
nations on trouverait que la plupart des anciens gouvernements, même
monarchiques tels que ceux des Macédoniens et des Francs, avaient de semblables
conseils. Quoi qu'il en soit, ce seul fait incontestable répond à toutes les
difficultés. De l'existant au possible la conséquence me paraît
bonne.
LIVRE III. CHAPITRE XIII
SUITE
Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait une fois fixé la
constitution de l'État en donnant la sanction à un corps de lois: il ne suffit
pas qu'il ait établi un gouvernement perpétuel ou qu'il ait pourvu une fois pour
toutes à l'élection des magistrats. Outre les assemblées extraordinaires que des
cas imprévus peuvent exiger, il faut qu'il y en ait de fixes et de périodiques
que rien ne puisse abolir ni proroger, tellement qu'au jour marqué le peuple
soit légitimement convoqué par la loi, sans qu'il soit besoin pour cela d'aucune
autre convocation formelle.
Mais hors de ces
assemblées juridiques par leur seule date, toute assemblée du peuple qui n'aura
pas été convoquée par les magistrats préposés à cet effet et selon les formes
prescrites doit être tenue pour illégitime et tout ce qui s'y fait pour nul;
parce que l'ordre même de s'assembler doit émaner de la loi.
Quant aux retours plus ou moins fréquents des assemblées
légitimes, ils dépendent de tant de considérations qu'on ne saurait donner
là-dessus de règles précises. Seulement on peut dire en général que plus le
gouvernement a de force, plus le souverain doit se montrer
fréquemment.
Ceci, me dira-t-on, peut être bon
pour une seule ville; mais que faire quand l'État en comprend plusieurs?
Partagera-t-on l'autorité souveraine, ou bien doit-on la concentrer dans une
seule ville et assujettir tout le reste?
Je
réponds qu'on ne doit faire ni l'un ni l'autre. Premièrement l'autorité
souveraine est simple et une et l'on ne peut la diviser sans la détruire. En
second lieu, une ville non plus qu'une nation ne peut être légitimement sujette
d'une autre, parce que l'essence du corps politique est dans l'accord de
l'obéissance et de la liberté, et que ces mots de sujet et de souverain sont des
corrélations identiques dont l'idée se réunit sous le seul mot de
citoyen.
Je réponds encore que c'est toujours un
mal d'unir plusieurs villes en une seule cité, et que, voulant faire cette
union, l'on ne doit pas se flatter d'en éviter les inconvénients naturels. Il ne
faut point objecter l'abus des grands États à celui qui n'en veut que de petits:
mais comment donner aux petits États assez de force pour résister aux grands?
Comme jadis les villes grecques résistèrent au grand Roi, et comme plus
récemment la Hollande et la Suisse ont résisté à la maison
d'Autriche.
Toutefois si l'on ne peut réduire
l'État à de justes bornes, il reste encore une ressource; c'est de n'y point
souffrir de capitale, de faire siéger le gouvernement alternativement dans
chaque ville, et d'y rassembler aussi tour à tour les États du pays.
Peuplez également le territoire, étendez-y partout les
mêmes droits, portez-y partout l'abondance et la vie, c'est ainsi que l'État
deviendra tout à la fois le plus fort et le mieux gouverné qu'il soit possible.
Souvenez-vous que les murs des villes ne se forment que du débris des maisons
des champs. À chaque palais que je vois élever dans la capitale, je crois voir
mettre en masures tout un pays.
LIVRE III. CHAPITRE XIV
SUITE
À l'instant que le peuple est légitimement assemblé en corps
souverain, toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance exécutive est
suspendue, et la personne du dernier citoyen est aussi sacrée et inviolable que
celle du premier magistrat, parce qu'où se trouve le représenté, il n'y a plus
de représentant. La plupart des tumultes qui s'élevèrent à Rome dans les comices
vinrent d'avoir ignoré ou négligé cette règle. Les consuls alors n'étaient que
les présidents du peuple, les tribuns de simples orateurs 30 , le Sénat
n'était rien du tout.
Ces intervalles de
suspension où le prince reconnaît ou doit reconnaître un supérieur actuel, lui
ont toujours été redoutables, et ces assemblées du peuple, qui sont l'égide du
corps politique et le frein du gouvernement, ont été de tous temps l'horreur des
chefs: aussi n'épargnent-ils jamais ni soins, ni objections, ni difficultés, ni
promesses, pour en rebuter les citoyens. Quand ceux-ci sont avares, lâches,
pusillanimes, plus amoureux du repos que de la liberté, ils ne tiennent pas
longtemps contre les efforts redoublés du gouvernement; c'est ainsi que la force
résistante augmentant sans cesse, l'autorité souveraine s'évanouit à la fin, et
que la plupart des cités tombent et périssent avant le temps.
Mais entre l'autorité souveraine et le gouvernement
arbitraire, il s'introduit quelquefois un pouvoir moyen dont il faut
parler.
LIVRE III. CHAPITRE XV
DES DÉPUTÉS OU REPRÉSENTANTS
Sitôt que le service public cesse d'être la principale
affaire des citoyens, et qu'ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur
personne, l'Etat est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat? ils
payent des troupes et restent chez eux; faut-il aller au conseil? ils nomment
des députés et restent chez eux. A force de paresse et d'argent ils ont enfin
des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la
vendre.
C'est le tracas du commerce et des arts,
c'est l'avide intérêt du gain, c'est la mollesse et l'amour des commodités, qui
changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit
pour l'augmenter à son aise. Donnez de l'argent, et bientôt vous aurez des fers.
Ce mot de finance est un mot d'esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un
État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de
l'argent. Loin de payer pour s'exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour
les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois les
corvées moins contraires à la liberté que les taxes.
Mieux l'État est constitué, plus les affaires publiques l'emportent sur
les privées dans l'esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d'affaires
privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus
considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans
les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées;
sous un mauvais gouvernement nul n'aime à faire un pas pour s'y rendre; parce
que nul ne prend intérêt à ce qui s'y fait, qu'on prévoit que la volonté
générale n'y dominera pas, et qu'enfin les soins domestiques absorbent tout. Les
bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires.
Sitôt que quelqu'un dit des affaires de l'État: que m'importe? on doit compter
que l'État est perdu.
L'attiédissement de
l'amour de la patrie, l'activité de l'intérêt privé, l'immensité des États, les
conquêtes, l'abus du gouvernement ont fait imaginer la voie des députés ou
représentants du peuple dans les assemblées de la nation. C'est ce qu'en
certains pays on ose appeler le tiers État. Ainsi l'intérêt particulier de deux
ordres est mis au premier et au second rang, l'intérêt public n'est qu'au
troisième.
La souveraineté ne peut être
représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée; elle consiste
essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point:
elle est la même, ou elle est autre; il n'y a point de milieu. Les députés du
peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses
commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le
peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle; ce n'est point une loi. Le peuple
anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection
des membres du parlement; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien.
Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il
la perde.
L'idée des représentants est moderne:
elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement
dans lequel l'espèce humaine est dégradée, et où le nom d'homme est en
déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais
le peuple n'eut de représentants; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très
singulier qu'à Rome où les tribuns étaient si sacrés on n'ait pas même imaginé
qu'ils pussent usurper les fonctions du peuple, et qu'au milieu d'une si grande
multitude ils n'aient jamais tenté de passer de leur chef un seul plébiscite.
Qu'on juge cependant de l'embarras que causait quelquefois la foule, par ce qui
arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens donnait son suffrage de
dessus les toits.
Où le droit et la liberté sont
toutes choses, les inconvénients ne sont rien. Chez ce sage peuple tout était
mis à sa juste mesure: il laissait faire à ses licteurs ce que ses tribuns
n'eussent osé faire; il ne craignait pas que ses licteurs voulussent le
représenter.
Pour expliquer cependant comment
les tribuns le représentaient quelquefois, il suffit de concevoir comment le
gouvernement représente le souverain. La loi n'étant que la déclaration de la
volonté générale il est clair que dans la puissance législative le peuplé ne
peut être représenté; mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive,
qui n'est que la force appliquée à la loi. Ceci fait voir qu'en examinant bien
les choses on trouverait que très peu de nations ont des lois. Quoi qu'il en
soit, il est sûr que les tribuns, n'ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne
purent jamais représenter le peuple romain par les droits de leurs charges, mais
seulement en usurpant sur ceux du Sénat.
Chez
les Grecs tout ce que le peuple avait à faire il le faisait par lui-même; il
était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n'était
point avide, des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa
liberté. N'ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits?
Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins31 , six mois de
l'année la place publique n'est pas tenable, vos langues sourdes ne peuvent se
faire entendre en plein air, vous donnez plus à votre gain qu'à votre liberté,
et vous craignez bien moins l'esclavage que la misère.
Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude?
Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a
ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a de telles
positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de
celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave
ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous,
peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez
leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence; j'y trouve
plus de lâcheté que d'humanité.
Je n'entends
point par tout cela qu'il faille avoir des esclaves ni que le droit d'esclavage
soit légitime, puisque j'ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons
pour quoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et
pour quoi les peuples anciens n'en avaient pas. Quoi qu'il en soit, à l'instant
qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre, il n'est
plus.
Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il
soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l'exercice de ses
droits si la cité n'est très petite. Mais si elle est très petite elle sera
subjuguée? Non. Je ferai voir ci-après32 comment on
peut réunir la puissance extérieure d'un grand peuple avec la police aisée et le
bon ordre d'un petit État.
LIVRE III. CHAPITRE XVI
QUE L'INSTITUTION DU GOUVERNEMENT N'EST POINT UN CONTRAT
Le pouvoir législatif une fois bien établi, il s'agit
d'établir de même le pouvoir exécutif; car ce dernier, qui n'opère que par des
actes particuliers, n'étant pas de l'essence de l'autre, en est naturellement
séparé. S'il était possible que le souverain, considéré comme tel, eût la
puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus qu'on ne
saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l'est pas, et le corps politique ainsi
dénaturé serait bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut
institué.
Les citoyens étant tous égaux par le
contrat social, ce que tous doivent faire tous peuvent le prescrire, au lieu que
nul n'a droit d'exiger qu'un autre fasse ce qu'il ne fait pas lui-même. Or c'est
proprement ce droit, indispensable pour faire vivre et mouvoir le corps
politique, que le souverain donne au prince en instituant le
gouvernement.
Plusieurs ont prétendu que l'acte
de cet établissement était un contrat entre le peuple et les chefs qu'il se
donne; contrat par lequel on stipulait entre les deux parties les conditions
sous lesquelles l'une s'obligeait à commander et l'autre à obéir. On conviendra,
je m'assure, que voilà une étrange manière de contracter! Mais voyons si cette
opinion est soutenable.
Premièrement, l'autorité
suprême ne peut pas plus se modifier que s'aliéner; la limiter, c'est la
détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne un
supérieur; s'obliger d'obéir à un maître c'est se remettre en pleine
liberté.
De plus, il est évident que ce contrat
du peuple avec telles ou telles personnes serait un acte particulier. D'où il
suit que ce contrat ne saurait être une loi ni un acte de souveraineté, et que
par conséquent il serait illégitime.
On voit
encore que les parties contractantes seraient entre elles sous la seule loi de
nature et sans aucun garant de leurs engagements réciproques, ce qui répugne de
toute manière à l'état civil. Celui qui a la force en main étant toujours le
maître de l'exécution, autant vaudrait donner le nom de contrat à l'acte d'un
homme qui dirait à un autre: le vous donne tout mon bien, à condition que vous
m'en rendrez ce qu'il vous plaira.
Il n'y a
qu'un contrat dans l'État, c'est celui de l'association; et celui-là seul en
exclut tout autre. On ne saurait imaginer aucun contrat public qui ne fût une
violation du premier.
LIVRE III. CHAPITRE XVII
DE L'INSTITUTION DU GOUVERNEMENT
Sous quelle idée faut-il donc concevoir l'acte par lequel le
gouvernement est institué? Je remarquerai d'abord que cet acte est complexe ou
composé de deux autres, savoir l'établissement de la loi et l'exécution de la
loi.
Par le premier, le souverain statue qu'il y
aura un corps de gouvernement établi sous telle ou telle forme; et il est clair
que cet acte est une loi.
Par le second, le
peuple nomme les chefs qui seront chargés du gouvernement établi. Or cette
nomination étant un acte particulier n'est pas une seconde loi, mais seulement
une suite de la première et une fonction du gouvernement.
La difficulté est d'entendre comment on peut avoir un acte
de gouvernement avant que le gouvernement existe, et comment le peuple, qui
n'est que souverain ou sujet, peut devenir prince ou magistrat dans certaines
circonstances.
C'est encore ici que se découvre
une de ces étonnantes propriétés du corps politique, par lesquelles il concilie
des opérations contradictoires en apparence. Car celle-ci se fait par une
conversion subite de la souveraineté en démocratie, en sorte que, sans aucun
changement sensible, et seulement par une nouvelle relation de tous à tous, les
citoyens devenus magistrats passent des actes généraux aux actes particuliers,
et de la loi à l'exécution.
Ce changement de
relation n'est point une subtilité de spéculation sans exemple dans la pratique:
Il a lieu tous les jours dans le parlement d'Angleterre, où la chambre basse en
certaines occasions se tourne en grand comité, pour mieux discuter les affaires,
et devient ainsi simple commission, de cour souveraine qu'elle était l'instant
précédent; en telle sorte qu'elle se fait ensuite rapport à elle-même comme
chambre des Communes de ce qu'elle vient de régler en grand comité, et délibère
de nouveau sous un titre de ce qu'elle a déjà résolu sous un autre.
Tel est l'avantage propre au gouvernement démocratique de
pouvoir être établi dans le fait par un simple acte de la volonté générale.
Après quoi, ce gouvernement provisionnel reste en possession si telle est la
forme adoptée, ou établit au nom du souverain le gouvernement prescrit par la
loi, et tout se trouve ainsi dans la règle. Il n'est pas possible d'instituer le
gouvernement d'aucune autre manière légitime, et sans renoncer aux principes
ci-devant établis.
LIVRE III. CHAPITRE XVIII
MOYEN DE PRÉVENIR LES USURPATIONS DU GOUVERNEMENT
De ces éclaircissements il résulte en confirmation du
chapitre XVI que l'acte qui institue le gouvernement n'est point un contrat mais
une loi, que les dépositaires de la puissance exécutive ne sont point les
maîtres du peuple mais ses officiers, qu'il peut les établir et les destituer
quand il lui plaît, qu'il n'est point question pour eux de contracter mais
d'obéir et qu'en se chargeant des fonctions que l'Etat leur impose ils ne font
que remplir leur devoir de citoyens, sans avoir en aucune sorte le droit de
disputer sur les conditions.
Quand donc il
arrive que le peuple institue un gouvernement héréditaire, soit monarchique dans
une famille, soit aristocratique dans un ordre de citoyens, ce n'est point un
engagement qu'il prend; c'est une forme provisionnelle qu'il donne à
l'administration jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement.
Il est vrai que ces changements sont toujours dangereux, et
qu'il ne faut jamais toucher au gouvernement établi que lors qu'il devient
incompatible avec le bien public; mais cette circonspection est une maxime de
politique et non pas une règle de droit, et l'Etat n'est pas plus tenu de
laisser l'autorité civile à ses chefs que l'autorité militaire à ses
généraux.
Il est vrai encore qu'on ne saurait en
pareil cas observer avec trop de soin toutes les formalités requises pour
distinguer un acte régulier et légitime d'un tumulte séditieux, et la volonté de
tout un peuple des clameurs d'une faction. C'est ici surtout qu'il ne faut
donner au cas odieux que ce qu'on ne peut lui refuser dans toute la rigueur du
droit, et c'est aussi de cette obligation que le prince tire un grand avantage
pour conserver sa puissance malgré le peuple, sans qu'on puisse dire qu'il l'ait
usurpée. Car en paraissant n'user que de ses droits il lui est fort aisé de les
étendre, et d'empêcher sous le prétexte du repos public les assemblées destinées
à rétablir le bon ordre; de sorte qu'il se prévaut d'un silence qu'il empêche de
rompre, ou des irrégularités qu'il fait commettre, pour supposer en sa faveur
l'aveu de ceux que la crainte fait taire, et pour punir ceux qui osent parler.
C'est ainsi que les décemvirs ayant été d'abord élus pour un an, puis continués
pour une autre année, tentèrent de retenir à perpétuité leur pouvoir, en ne
permettant plus aux comices de s'assembler; et c'est par ce facile moyen que
tous les gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique, usurpent
tôt ou tard l'autorité souveraine.
Les
assemblées périodiques dont j'ai parlé ci-devant sont propres à prévenir ou
différer ce malheur, surtout quand elles n'ont pas besoin de convocation
formelle: car alors le prince ne saurait les empêcher sans se déclarer
ouvertement infracteur des lois et ennemi de l'Etat.
L'ouverture de ces assemblées, qui n'ont pour objet que le maintien du
traité social, doit toujours se faire par deux propositions qu'on ne puisse
jamais supprimer, et qui passent séparément par les suffrages.
La première: S'il plaît au souverain de conserver la
présente forme de gouvernement.
La seconde: S'il
plaît au peuple d'en laisser l'administration à ceux qui en sont actuellement
chargés.
Je suppose ici ce que je crois avoir
démontré, savoir qu'il n'y a dans l'Etat aucune loi fondamentale qui ne se
puisse révoquer, non pas même le pacte social; car si tous les citoyens
s'assemblaient pour rompre ce pacte d'un commun accord, on ne peut douter qu'il
ne fût très légitimement rompu. Grotius pense même que chacun peut renoncer à
l'Etat dont il est membre, et reprendre sa liberté naturelle et ses biens en
sortant du pays 33 . Or il serait
absurde que tous les citoyens réunis ne pussent pas ce que peut séparément
chacun d'eux.
Fin du Livre troisième
LIVRE IV
LIVRE IV. CHAPITRE I
QUE LA VOLONTÉ GÉNÉRALE EST INDESTRUCTIBLE
Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un
seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte à la commune
conservation, et au bien-être général. Alors tous les ressorts de l'Etat sont
vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses, il n'a point
d'intérêts embrouillés, contradictoires, le bien commun se montre partout avec
évidence, et ne demande que du bon sens pour être aperçu. La paix, l'union,
l'égalité sont ennemies des subtilités politiques. Les hommes droits et simples
sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité, les leurres, les prétextes
raffinés ne leur en imposent point; ils ne sont pas même assez fins pour être
dupes. Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans
régler les affaires de l'Etat sous un chêne et se conduire toujours sagement
peut-on s'empêcher de mépriser les raffinements des autres nations, qui se
rendent illustres et misérables avec tant d'art et de mystères?
Un Etat ainsi gouverné a besoin de très peu de lois, et à
mesure qu'il devient nécessaire d'en promulguer de nouvelles, cette nécessité se
voit universellement. Le premier qui les propose ne fait que dire ce que tous
ont déjà senti, et il n'est question ni de brigues ni d'éloquence pour faire
passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu'il sera sûr que les
autres le feront comme lui.
Ce qui trompe les
raisonneurs c'est que ne voyant que des Etats mal constitués dès leur origine,
ils sont frappés de l'impossibilité d'y maintenir une semblable police. Ils
rient d'imaginer toutes les sottises qu'un fourbe adroit, un parleur insinuant
pourrait persuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils ne savent pas que
Cromwell eût été mis aux sonnettes par le peuple de Berne, et le duc de Beaufort
à la discipline par les Genevois.
Mais quand le
noeud social commence à se relâcher et l'Etat à s'affaiblir, quand les intérêts
particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur
la grande, l'intérêt commun s'altère et trouve des opposants, l'unanimité ne
règne plus dans les voix, la volonté générale n'est plus la volonté de tous, il
s'élève des contradictions, des débats, et le meilleur avis ne passe point sans
disputes.
Enfin quand l'Etat près de sa ruine ne
subsiste plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu
dans tous les cours, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré
du bien public alors la volonté générale devient muette, tous guidés par des
motifs secrets n'opinent pas plus comme citoyens que si l'Etat n'eût jamais
existé, et l'on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques
qui n'ont pour but que l'intérêt particulier.
S'ensuit-il de là que la volonté générale soit anéantie ou corrompue?
Non, elle est toujours constante, inaltérable et pure; mais elle est subordonnée
à d'autres qui l'emportent sur elle. Chacun, détachant son intérêt de l'intérêt
commun, voit bien qu'il ne peut l'en séparer tout à fait, mais sa part du mal
public ne lui paraît rien, auprès du bien exclusif qu'il prétend s'approprier.
Ce bien particulier excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt
tout aussi fortement qu'aucun autre. Même en vendant son suffrage à prix
d'argent il n'éteint pas en lui la volonté générale, il l'élude. La faute qu'il commet est de changer l'état de la question et
de répondre autre chose que ce qu'on lui demande: En sorte
qu'au lieu de dire par son suffrage: il est avantageux à l'État, il dit: il est
avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe. Ainsi la
loi de l'ordre public dans les assemblées n'est pas tant d'y maintenir la volonté générale que de faire qu'elle soit toujours
interrogée et qu'elle réponde toujours.
J'aurais
ici bien des réflexions à faire sur le simple droit de voter dans tout acte de
souveraineté; droit que rien ne peut ôter aux citoyens; et sur celui d'opiner,
de proposer, de diviser, de discuter, que le gouvernement a toujours grand soin
de ne laisser qu'à ses membres; mais cette importante matière demanderait un
traité à part, et je ne puis tout dire dans celui-ci.
LIVRE IV. CHAPITRE II
DES SUFFRAGES
On voit par le chapitre précédent que la manière dont se
traitent les affaires générales peut donner un indice assez sûr de l'état actuel
des moeurs, et de la santé du corps politique. Plus le concert règne dans les
assemblées, c'est-à-dire plus les avis approchent de l'unanimité, plus aussi la
volonté générale est dominante; mais les longs débats, les dissensions, le
tumulte, annoncent l'ascendant des intérêts particuliers et le déclin de
l'Etat.
Ceci paraît moins évident quand deux ou
plusieurs ordres entrent dans sa constitution, comme à Rome les patriciens et
les plébéiens, dont les querelles troublèrent souvent les comices, même dans les
plus beaux temps de la République; mais cette exception est plus apparente que
réelle; car alors par le vice inhérent au corps politique on a, pour ainsi dire,
deux Etats en un; ce qui n'est pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun
séparément. Et en effet dans les temps même les plus orageux les plébiscites du
peuple, quand le Sénat ne s'en mêlait pas, passaient toujours tranquillement et
à la grande pluralité des suffrages. Les citoyens n'ayant qu'un intérêt, le
peuple n'avait qu'une volonté.
A l'autre
extrémité du cercle l'unanimité revient. C'est quand les citoyens tombés dans la
servitude n'ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et la flatterie
changent en acclamations les suffrages; on ne délibère plus, on adore ou l'on
maudit. Telle était la vile manière d'opiner du Sénat sous les Empereurs.
Quelquefois cela se faisait avec des précautions ridicules: Tacite observe que
sous Othon les sénateurs, accablant Vitellius d'exécrations, affectaient de
faire en même temps un bruit épouvantable, afin que, si par hasard il devenait
le maître, il ne pût savoir ce que chacun d'eux avait dit.
De ces diverses considérations naissent les maximes sur
lesquelles on doit régler la manière de compter les voix et de comparer les
avis, selon que la volonté générale est plus ou moins facile à connaître, et
l'Etat plus ou moins déclinant.
Il n'y a qu'une
seule loi qui par sa nature exige un consentement unanime. C'est le pacte
social: car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire; tout
homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte
que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. Décider que le fils d'une
esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne naît pas homme.
Si donc lors du pacte social il s'y trouve des opposants,
leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils n'y
soient compris; ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l'Etat est
institué le consentement est dans la résidence; habiter le territoire c'est se
soumettre à la souveraineté34 .
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre
oblige toujours tous les autres; c'est une suite du contrat même. Mais on
demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des
volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et
soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti?
Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes
les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le
punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté
générale c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres35 . Quand on
propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas
précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle
est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur; chacun en donnant son
suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de
la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne
prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la
volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais
fait autre chose que ce que j'avais voulu, c'est alors que je n'aurais pas été
libre.
Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la
volonté générale sont encore dans la pluralité: quand ils cessent d'y être,
quelque parti qu'on prenne il n'y a plus de liberté.
En montrant ci-devant comment on substituait des volontés particulières
à la volonté générale dans les délibérations publiques, j'ai suffisamment
indiqué les moyens praticables de prévenir cet abus; j'en parlerai encore
ci-après. A l'égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette
volonté, j'ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer. La
différence d'une seule voix rompt l'égalité, un seul opposant rompt l'unanimité;
mais entre l'unanimité et l'égalité il y a plusieurs partages inégaux, à chacun
desquels on peut fixer ce nombre selon l'état et les besoins du corps
politique.
Deux maximes générales peuvent servir
à régler ces rapports: l'une, que plus les délibérations sont importantes et
graves, plus l'avis qui l'emporte doit approcher de l'unanimité: l'autre, que
plus l'affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence
prescrite dans le partage des avis; dans les délibérations qu'il faut terminer
sur-le-champ, l'excédent d'une seule voix doit suffire. La première de ces
maximes paraît plus convenable aux lois, et la seconde aux affaires. Quoi qu'il
en soit, c'est sur leur combinaison que s'établissent les meilleurs rapports
qu'on peut donner à la pluralité pour prononcer.
LIVRE IV. CHAPITRE III
DES ÉLECTIONS
À l'égard des élections du prince et des magistrats, qui
sont, comme je l'ai dit, des actes complexes, il y a deux voies pour y procéder;
savoir, le choix et le sort. L'une et l'autre ont été employées en diverses
républiques, et l'on voit encore actuellement un mélange très compliqué des deux
dans l'élection du doge de Venise.
Le suffrage
par le sort, dit Montesquieu, est de la nature de la démocratie. J'en conviens,
mais comment cela? Le sort, continue-t-il, est une façon d'élire qui n'afflige
personne; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la
patrie. Ce ne sont pas là des raisons.
Si l'on
fait attention que l'élection des chefs est une fonction du gouvernement et non
de la souveraineté, on verra pourquoi la voie du sort est plus dans la nature de
la démocratie, où l'administration est d'autant meilleure que les actes en sont
moins multipliés.
Dans toute véritable
démocratie la magistrature n'est pas un avantage mais une charge onéreuse, qu'on
ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu'à un autre. La loi seule
peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera. Car alors la
condition étant égale pour tous, et le choix ne dépendant d'aucune volonté
humaine, il n'y a point d'application particulière qui altère l'universalité de
la loi.
Dans l'aristocratie le prince choisit le
prince, le gouvernement se conserve par lui-même, et c'est là que les suffrages
sont bien placés.
L'exemple de l'élection du
doge de Venise confirme cette distinction loin de la détruire. Cette forme mêlée
convient dans un gouvernement mixte. Car c'est une erreur de prendre le
gouvernement de Venise pour une véritable aristocratie. Si le peuple n'y a nulle
part au gouvernement, la noblesse y est peuple elle-même. Une multitude de
pauvres Barnabotes n'approcha jamais d'aucune magistrature, et n'a de sa
noblesse que le vain titre d'Excellence et le droit d'assister au grand conseil.
Ce grand conseil étant aussi nombreux que notre conseil général à Genève, ses
illustres membres n'ont pas plus de privilèges que nos simples citoyens. Il est
certain qu'ôtant l'extrême disparité des deux républiques, la bourgeoisie de
Genève représente exactement le patriciat vénitien, nos natifs et habitants
représentent les citadins et le peuple de Venise, nos paysans représentent les
sujets de terre ferme: enfin de quelque manière que l'on considère cette
république, abstraction faite de sa grandeur, son gouvernement n'est pas plus
aristocratique que le nôtre. Toute la différence est que n'ayant aucun chef à
vie nous n'avons pas le même besoin du sort.
Les
élections par sort auraient peu d'inconvénient dans une véritable démocratie où
tout étant égal, aussi bien par les moeurs et par les talents que par les
maximes et par la fortune, le choix deviendrait presque indifférent. Mais j'ai
déjà dit qu'il n'y avait point de véritable démocratie.
Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, le premier doit remplir les
places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires;
l'autre convient à celles où suffisent le bon sens, la justice, l'intégrité,
telles que les charges de judicature; parce que dans un Etat bien constitué ces
qualités sont communes à tous les citoyens.
Le
sort ni les suffrages n'ont aucun lieu dans le gouvernement monarchique. Le
monarque étant de droit seul prince et magistrat unique, le choix de ses
lieutenants n'appartient qu'à lui. Quand l'abbé de Saint-Pierre proposait de
multiplier les conseils du Roi de France et d'en élire les membres par scrutin,
il ne voyait pas qu'il proposait de changer la forme du gouvernement.
Il me resterait à parler de la manière de donner et de
recueillir les voix dans l'assemblée du peuple; mais peut-être l'historique de
la police romaine à cet égard expliquera-t-il plus sensiblement toutes les
maximes que je pourrais établir. Il n'est pas indigne d'un lecteur judicieux de
voir un peu en détail comment se traitaient les affaires publiques et
particulières dans un conseil de deux cent mille hommes.
LIVRE IV. CHAPITRE IV
DES COMICES ROMAINS
Nous n'avons nuls monuments bien assurés des premiers temps
de Rome; il y a même grande apparence que la plupart des choses qu'on en débite
sont des fables 36 ; et en
général la partie la plus instructive des annales des peuples, qui est
l'histoire de leur établissement, est celle qui nous manque le plus.
L'expérience nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les
révolutions des empires; mais comme il ne se forme plus de peuples, nous n'avons
guère que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés.
Les usages qu'on trouve établis attestent au moins qu'il y
eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent à ces origines,
celles qu'appuient les plus grandes autorités et que de plus fortes raisons
confirment doivent passer pour les plus certaines. Voilà les maximes que j'ai
tâché de suivre en recherchant comment le plus libre et le plus puissant peuple
de la terre exerçait son pouvoir suprême.
Après
la fondation de Rome la République naissante, c'est-à-dire l'armée du fondateur,
composée d'Albains, de Sabins, et d'étrangers, fut divisée en trois classes, qui
de cette division prirent le nom de tribus. Chacune de ces tribus fut subdivisée
en dix curies, et chaque curie en décuries, à la tête desquelles on mit des
chefs appelés curions et décurions.
Outre cela
on tira de chaque tribu un corps de cent cavaliers ou chevaliers, appelé
centurie: par où l'on voit que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg,
n'étaient d'abord que militaires. Mais il semble qu'un instinct de grandeur
portait la petite ville de Rome à se donner d'avance une police convenable à la
capitale du monde.
De ce premier partage résulta
bientôt un inconvénient. C'est que la tribu des Albains 37 et celle des
Sabins 38 restant
toujours au même état, tandis que celle des étrangers39 croissait sans
cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette dernière ne tarda pas à
surpasser les deux autres. Le remède que Servius trouva à ce dangereux abus fut
de changer la division, et à celle des races, qu'il abolit, d'en substituer une
autre tirée des lieux de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois
tribus il en fit quatre; chacune desquelles occupait une des collines de Rome et
en portait le nom. Ainsi remédiant à l'inégalité présente il la prévint encore
pour l'avenir; et afin que cette division ne fût pas seulement de lieux mais
d'hommes il défendit aux habitants d'un quartier de passer dans un autre, ce qui
empêcha les races de se confondre.
Il doubla
aussi les trois anciennes centuries de cavalerie et y en ajouta douze autres,
mais toujours sous les anciens noms; moyen simple et judicieux par lequel il
acheva de distinguer le corps des chevaliers de celui du peuple, sans faire
murmurer ce dernier.
A ces quatre tribus
urbaines Servius en ajouta quinze autres appelées tribus rustiques, parce
qu'elles étaient formées des habitants de la campagne, partagés en autant de
cantons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles, et le peuple romain se
trouva enfin divisé en trente-cinq tribus; nombre auquel elles restèrent fixées
jusqu'à la fin de la République.
De cette
distinction des tribus de la ville et des tribus de la campagne résulta un effet
digne d'être observé, parce qu'il n'y en a point d'autre exemple, et que Rome
lui dut à la fois la conservation de ses moeurs et l'accroissement de son
empire. On croirait que les tribus urbaines s'arrogèrent bientôt la puissance et
les honneurs, et ne tardèrent pas d'avilir les tribus rustiques; ce fut tout le
contraire. On connaît le goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce
goût leur venait du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques
et militaires, et relégua pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers,
l'intrigue, la fortune et l'esclavage.
Ainsi
tout ce que Rome avait d'illustre vivant aux champs et cultivant les terres, on
s'accoutuma à ne chercher que là les soutiens de la République. Cet état étant
celui des plus dignes patriciens fut honoré de tout le monde: la vie simple et
laborieuse des villageois fut préférée à la vie oisive et lâche des bourgeois de
Rome, et tel n'eût été qu'un malheureux prolétaire à la ville qui, laboureur aux
champs, devint un citoyen respecté. Ce n'est pas sans raison, disait Varron, que
nos magnanimes ancêtres établirent au village la pépinière de ces robustes et
vaillants hommes qui les défendaient en temps de guerre et les nourrissaient en
temps de paix. Pline dit positivement que les tribus des champs étaient honorées
à cause des hommes qui les composaient; au lieu qu'on transférait par ignominie
dans celles de la ville les lâches qu'on voulait avilir. Le Sabin Appius
Claudius étant venu s'établir à Rome y fut comblé d'honneurs et inscrit dans une
tribu rustique qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin les affranchis
entraient tous dans les tribus urbaines, jamais dans les rurales; et il n'y a
pas durant toute la République un seul exemple d'aucun de ces affranchis parvenu
à aucune magistrature, quoique devenu citoyen.
Cette maxime était excellente; mais elle fut poussée si loin qu'il en
résulta enfin un changement et certainement un abus dans la police.
Premièrement, les censeurs, après s'être arrogé longtemps
le droit de transférer arbitrairement les citoyens d'une tribu à l'autre,
permirent à la plupart de se faire inscrire dans celle qui leur plaisait;
permission qui sûrement n'était bonne à rien, et ôtait un des grands ressorts de
la censure. De plus, les grands et les puissants se faisant tous inscrire dans
les tribus de la campagne, et les affranchis devenus citoyens restant avec la
populace dans celles de la ville, les tribus en général n'eurent plus de lieu ni
de territoire; mais toutes se trouvèrent tellement mêlées qu'on ne pouvait plus
discerner les membres de chacune que par les registres, en sorte que l'idée du
mot tribu passa ainsi du réel au personnel ou, plutôt, devint presque une
chimère.
Il arriva encore que les tribus de la
ville, étant plus à portée, se trouvèrent souvent les plus fortes dans les
comices, et vendirent l'Etat à ceux qui daignaient acheter les suffrages de la
canaille qui les composait.
A l'égard des
curies, l'instituteur en ayant fait dix en chaque tribu, tout le peuple romain
alors renfermé dans les murs de la ville se trouva composé de trente curies,
dont chacune avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses prêtres, et ses
fêtes appelées compitalia, semblables aux paganalia qu'eurent dans la suite les
tribus rustiques.
Au nouveau partage de Servius
ce nombre de trente ne pouvant se répartir également dans ses quatre tribus, il
n'y voulut point toucher, et les curies indépendantes des tribus devinrent une
autre division des habitants de Rome. Mais il ne fut point question de curies ni
dans les tribus rustiques ni dans le peuple qui les composait, parce que les
tribus étant devenues un établissement purement civil, et une autre police ayant
été introduite pour la levée des troupes, les divisions militaires de Romulus se
trouvèrent superflues. Ainsi, quoique tout citoyen fût inscrit dans une tribu,
il s'en fallait beaucoup que chacun ne le fût dans une curie.
Servius fit encore une troisième division qui n'avait aucun
rapport aux deux précédentes, et devint par ses effets la plus importante de
toutes. Il distribua tout le peuple romain en six classes, qu'il ne distingua ni
par le lieu ni par les hommes, mais par les biens. En sorte que les premières
classes étaient remplies par les riches, les dernières par les pauvres, et les
moyennes par ceux qui jouissaient d'une fortune médiocre. Ces six classes
étaient subdivisées en cent quatre-vingt-treize autres corps appelés centuries,
et ces corps étaient tellement distribués que la première classe en comprenait
seule plus de la moitié, et la dernière n'en formait qu'un seul. Il se trouva
ainsi que la classe la moins nombreuse en hommes l'était le plus en centuries,
et que la dernière classe entière n'était comptée que pour une subdivision, bien
qu'elle contînt seule plus de la moitié des habitants de Rome.
Afin que le peuple pénétrât moins les conséquences de cette
dernière forme, Servius affecta de lui donner un air militaire: il inséra dans
la seconde classe deux centuries d'armuriers, et deux d'instruments de guerre
dans la quatrième. Dans chaque classe, excepté la dernière, il distingua les
jeunes et les vieux, c'est-à-dire ceux qui étaient obligés de porter les armes,
et ceux que leur âge en exemptait par les lois; distinction qui plus que celle
des biens produisit la nécessité de recommencer souvent le cens ou dénombrement.
Enfin il voulut que l'assemblée se tînt au champ de Mars, et que tous ceux qui
étaient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.
La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la dernière classe cette
même division des jeunes et des vieux, c'est qu'on n'accordait point à la
populace dont elle était composée l'honneur de porter les armes pour la patrie;
il fallait avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre, et de ces
innombrables troupes de gueux dont brillent aujourd'hui les armées des rois, il
n'y en a pas un, peut-être, qui n'eût été chassé avec dédain d'une cohorte
romaine, quand les soldats étaient les défenseurs de la liberté.
On distingua pourtant encore dans la dernière classe les
prolétaires de ceux qu'on appelait capite censi Les premiers, non tout à fait
réduits à rien, donnaient au moins des citoyens à l'Etat, quelquefois même des
soldats dans les besoins pressants. Pour ceux qui n'avaient rien du tout et
qu'on ne pouvait dénombrer que par leurs têtes, ils étaient tout à fait regardés
comme nuls, et Marius fut le premier qui daigna les enrôler.
Sans décider ici si ce troisième dénombrement était
bon ou mauvais en lui-même, je crois pouvoir affirmer qu'il n'y avait que les
moeurs simples des premiers Romains, leur désintéressement, leur goût pour
l'agriculture, leur mépris pour le commerce et pour l'ardeur du gain, qui
pussent le rendre praticable. Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante
avidité, l'esprit inquiet, l'intrigue, les déplacements continuels, les
perpétuelles révolutions des fortunes pussent laisser durer vingt ans un pareil
établissement sans bouleverser tout l'Etat? Il faut même bien remarquer que les
moeurs et la censure plus fortes que cette institution en corrigèrent le vice à
Rome, et que tel riche se vit relégué dans la classe des pauvres, pour avoir
trop étalé sa richesse.
De tout ceci l'on peut
comprendre aisément pourquoi il n'est presque jamais fait mention que de cinq
classes, quoiqu'il y en eût réellement six. La sixième, ne fournissant ni
soldats à l'armée ni votants au champ de Mars 40 et n'étant
presque d'aucun usage dans la République, était rarement comptée pour quelque
chose.
Telles furent les différentes divisions
du peuple romain. Voyons à présent l'effet qu'elles produisaient dans les
assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées s'appelaient comices, elles
se tenaient ordinairement dans la place de Rome au champ de Mars, et se
distinguaient en comices par curies, comices par centuries, et comices par
tribus, selon celle de ces trois formes sur laquelle elles étaient ordonnées:
les comices par curies étaient de l'institution de Romulus, ceux par centuries
de Servius, ceux par tribus des tribuns du peuple. Aucune loi ne recevait la
sanction, aucun magistrat n'était élu que dans les comices, et comme il n'y
avait aucun citoyen qui ne fût inscrit dans une curie, dans une centurie, ou
dans une tribu, il s'ensuit qu'aucun citoyen n'était exclu du droit de suffrage,
et que le peuple romain était véritablement souverain de droit et de
fait.
Pour que les comices fussent légitimement
assemblés et que ce qui s'y faisait eût force de loi il fallait trois
conditions: la première que le corps ou le magistrat qui les convoquait fût
revêtu pour cela de l'autorité nécessaire; la seconde que l'assemblée se fît un
des jours permis par la loi; la troisième que les augures fussent
favorables.
La raison du premier règlement n'a
pas besoin d'être expliquée. Le second est une affaire de police; ainsi il
n'était pas permis de tenir les comices les jours de férie et de marché, où les
gens de la campagne venant à Rome pour leurs affaires n'avaient pas le temps de
passer la journée dans la place publique. Par le troisième le Sénat tenait en
bride un peuple fier et remuant, et tempérait à propos l'ardeur des tribuns
séditieux; mais ceux-ci trouvèrent plus d'un moyen de se délivrer de cette
gêne.
Les lois et l'élection des chefs n'étaient
pas les seuls points soumis au jugement des comices. Le peuple romain ayant
usurpé les plus importantes fonctions du gouvernement, on peut dire que le sort
de l'Europe était réglé dans ses assemblées. Cette variété d'objets donnait lieu
aux diverses formes que prenaient ces assemblées selon les matières sur
lesquelles il avait à prononcer.
Pour juger de
ces diverses formes il suffit de les comparer. Romulus en instituant les curies
avait en vue de contenir le Sénat par le peuple et le peuple par le Sénat, en
dominant également sur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute
l'autorité du nombre pour balancer celle de la puissance et des richesses qu'il
laissait aux patriciens. Mais selon l'esprit de la monarchie, il laissa
cependant plus d'avantage aux patriciens par l'influence de leurs clients sur la
pluralité des suffrages. Cette admirable institution des patrons et des clients
fut un chef-d'oeuvre de politique et d'humanité, sans lequel le patriciat, si
contraire à l'esprit de la République, n'eût pu subsister. Rome seule a eu
l'honneur de donner au monde ce bel exemple, duquel il ne résulta jamais d'abus,
et qui pourtant n'a jamais été suivi.
Cette même
forme des curies ayant subsisté sous les rois jusqu'à Servius, et le règne du
dernier Tarquin n'étant point compté pour légitime, cela fit distinguer
généralement les lois royales par le nom de leges curiatae.
Sous la République les curies, toujours bornées aux quatre
tribus urbaines, et ne contenant plus que la populace de Rome, ne pouvaient
convenir ni au Sénat qui était à la tête des patriciens, ni aux tribuns qui,
quoique plébéiens, étaient à la tête des citoyens aisés. Elles tombèrent donc
dans le discrédit, et leur avilissement fut tel que leurs trente licteurs
assemblés faisaient ce que les comices par curies auraient dû faire.
La division par centuries était si favorable à
l'aristocratie qu'on ne voit pas d'abord comment le Sénat ne l'emportait pas
toujours dans les comices qui portaient ce nom, et par lesquels étaient élus les
consuls, les censeurs, et les autres magistrats curules. En effet des cent
quatre-vingt-treize centuries qui formaient les six classes de tout le peuple
romain, la première classe en comprenant quatre-vingt-dix-huit, et les voix ne
se comptant que par centuries, cette seule première classe l'emportait en nombre
de voix sur toutes les autres. Quand toutes ses centuries étalent d'accord on ne
continuait pas même à recueillir les suffrages; ce qu'avait décidé le plus petit
nombre passait pour une décision de la multitude, et l'on peut dire que dans les
comices par centuries les affaires se réglaient à la pluralité des écus bien
plus qu'à celle des voix.
Mais cette extrême
autorité se tempérait par deux moyens. Premièrement les tribuns pour
l'ordinaire, et toujours un grand nombre de plébéiens, étant dans la classe des
riches balançaient le crédit des patriciens dans cette première
classe.
Le second moyen consistait en ceci,
qu'au lieu de faire d'abord voter les centuries selon leur ordre, ce qui aurait
toujours fait commencer par la première, on en tirait une au sort, et celle-là41 procédait
seule à l'élection; après quoi toutes les centuries appelées un autre jour selon
leur rang répétaient la même élection et la confirmaient ordinairement. On ôtait
ainsi l'autorité de l'exemple au rang pour la donner au sort selon le principe
de la démocratie.
Il résultait de cet usage un
autre avantage encore; c'est que les citoyens de la campagne avaient le temps
entre les deux élections de s'informer du mérite du candidat provisionnellement
nommé, afin de ne donner leur voix qu'avec connaissance de cause. Mais sous
prétexte de célérité l'on vint à bout d'abolir cet usage, et les deux élections
se firent le même jour.
Les comices par tribus
étaient proprement le conseil du peuple romain. Ils ne se convoquaient que par
les tribuns; les tribuns y étaient élus et y passaient leurs plébiscites. Non
seulement le Sénat n'y avait point de rang, il n'avait pas même le droit d'y
assister, et forcés d'obéir à des lois sur lesquelles ils n'avaient pu voter,
les sénateurs à cet égard étaient moins libres que les derniers citoyens. Cette
injustice était tout à fait mal entendue, et suffisait seule pour invalider les
décrets d'un corps où tous ses membres n'étaient pas admis. Quand tous les
patriciens eussent assisté à ces comices selon le droit qu'ils en avaient comme
citoyens, devenus alors simples particuliers ils n'eussent guère influé sur une
forme de suffrages qui se recueillaient par tête, et où le moindre prolétaire
pouvait autant que le prince du Sénat.
On voit
donc qu'outre l'ordre qui résultait de ces diverses distributions pour le
recueillement des suffrages d'un si grand peuple, ces distributions ne se
réduisaient pas à des formes indifférentes en elles-mêmes, mais que chacune
avait des effets relatifs aux vues qui la faisaient préférer.
Sans entrer là-dessus en de plus longs détails, il résulte
des éclaircissements précédents que les comices par tribus étaient les plus
favorables au gouvernement populaire, et les comices par centuries à
l'aristocratie. A l'égard des comices par curies où la seule populace de Rome
formait la pluralité, comme ils n'étaient bons qu'à favoriser la tyrannie et les
mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les séditieux eux-mêmes
s'abstenant d'un moyen qui mettait trop à découvert leurs projets. Il est
certain que toute la majesté du peuple romain ne se trouvait que dans les
comices par centuries, qui seuls étaient complets; attendu que dans les comices
par curies manquaient les tribus rustiques, et dans les comices par tribus le
Sénat et les patriciens.
Quant à la manière de
recueillir les suffrages, elle était chez les premiers Romains aussi simple que
leurs moeurs, quoique moins simple encore qu'à Sparte. Chacun donnait son
suffrage à haute voix, un greffier les écrivait à mesure; pluralité de voix dans
chaque tribu déterminait le suffrage de la tribu, pluralité de voix entre les
tribus déterminait le suffrage du peuple, et ainsi des curies et des centuries.
Cet usage était bon tant que l'honnêteté régnait entre les citoyens et que
chacun avait honte de donner publiquement son suffrage à un avis injuste ou à un
sujet indigne; mais quand le peuple se corrompit et qu'on acheta les voix, il
convint qu'elles se donnassent en secret pour contenir les acheteurs par la
défiance, et fournir aux fripons le moyen de n'être pas des traîtres.
Je sais que Cicéron blâme ce changement et lui attribue en
partie la ruine de la République. Mais quoique je sente le poids que doit avoir
ici l'autorité de Cicéron, je ne puis être de son avis. Je pense, au contraire,
que pour n'avoir pas fait assez de changements semblables on accéléra la perte
de l'Etat. Comme le régime des gens sains n'est pas propre aux malades, il ne
faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes lois qui conviennent
à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette maxime que la durée de la République
de Venise, dont le simulacre existe encore, uniquement parce que ses lois ne
conviennent qu'à de méchants hommes.
On
distribua donc aux citoyens des tablettes par lesquelles chacun pouvait voter
sans qu'on sût quel était son avis. On établit aussi de nouvelles formalités
pour le recueillement des tablettes, le compte des voix, la comparaison des
nombres, etc. Ce qui n'empêcha pas que la fidélité des officiers chargés de ces
fonctions42 ne fût souvent
suspectée. On fit enfin, pour empêcher la brigue et le trafic des suffrages, des
édits dont la multitude montre l'inutilité.
Vers
les derniers temps, on était souvent contraint de recourir à des expédients
extraordinaires pour suppléer à l'insuffisance des lois. Tantôt on supposait des
prodiges; mais ce moyen qui pouvait en imposer au peuple n'en imposait pas à
ceux qui le gouvernaient; tantôt on convoquait brusquement une assemblée avant
que les candidats eussent eu le temps de faire leurs brigues; tantôt on
consumait toute une séance à parler quand on voyait le peuple gagné prêt à
prendre un mauvais parti. Mais enfin l'ambition éluda tout; et ce qu'il y a
d'incroyable, c'est qu'au milieu de tant d'abus ce peuple immense, à la faveur
de ses anciens règlements, ne laissait pas d'élire les magistrats, de passer les
lois, de juger les causes, d'expédier les affaires particulières et publiques,
presque avec autant de facilité qu'eût pu faire le Sénat lui-même.
LIVRE IV. CHAPITRE V
DU TRIBUNAT
Quand on ne peut établir une exacte proportion entre les
parties constitutives de l'Etat, ou que des causes indestructibles en altèrent
sans cesse les rapports, alors on institue une magistrature particulière qui ne
fait point corps avec les autres, qui replace chaque terme dans son vrai
rapport, et qui fait une liaison ou un moyen terme soit entre le prince et le
peuple, soit entre le prince et le souverain, soit à la fois des deux côtés s'il
est nécessaire.
Ce corps, que j'appellerai
tribunat, est le conservateur des lois et du pouvoir législatif. Il sert
quelquefois à protéger le souverain contre le gouvernement, comme faisaient à
Rome les tribuns du peuple, quelquefois à soutenir le gouvernement contre le
peuple, comme fait maintenant à Venise le conseil des Dix, et quelquefois à
maintenir l'équilibre de part et d'autre, comme faisaient les éphores à
Sparte.
Le tribunat n'est point une partie
constitutive de la cité, et ne doit avoir aucune portion de la puissance
législative ni de l'exécutive, mais c'est en cela même que la sienne est plus
grande: car ne pouvant rien faire il peut tout empêcher. Il est plus sacré et
plus révéré comme défenseur des lois que le prince qui les exécute et que le
souverain qui les donne. C'est ce qu'on vit bien clairement à Rome quand ces
fiers patriciens, qui méprisèrent toujours le peuple entier, furent forcés de
fléchir devant un simple officier du peuple, qui n'avait ni auspices ni
juridiction.
Le tribunat sagement tempéré est le
plus ferme appui d'une bonne constitution; mais pour peu de force qu'il ait de
trop il renverse tout. A l'égard de la faiblesse, elle n'est pas dans sa nature,
et pourvu qu'il soit quelque chose, il n'est jamais moins qu'il ne
faut.
Il dégénère en tyrannie quand il usurpe la
puissance exécutive dont il n'est que le modérateur, et qu'il veut dispenser les
lois qu'il ne doit que protéger. L'énorme pouvoir des éphores, qui fut sans
danger tant que Sparte conserva ses moeurs, en accéléra la corruption commencée.
Le sang d'Agis égorgé par ces tyrans fut vengé par son successeur: le crime et
le châtiment des éphores hâtèrent également la perte de la République, et après
Cléomène Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la même voie, et le
pouvoir excessif des tribuns usurpé par degrés servit enfin, à l'aide des lois
faites pour la liberté, de sauvegarde aux empereurs qui la détruisirent. Quant
au conseil des Dix à Venise, c'est un tribunal de sang, horrible également aux
patriciens et au peuple, et qui, loin de protéger hautement les lois, ne sert
plus, après leur avilissement, qu'à porter dans les ténèbres des coups qu'on
n'ose apercevoir.
Le tribunat s'affaiblit comme
le gouvernement par la multiplication de ses membres. Quand les tribuns du
peuple romain, d'abord au nombre de deux, puis de cinq, voulurent doubler ce
nombre, le Sénat les laissa faire, bien sûr de contenir les uns par les autres;
ce qui ne manqua pas d'arriver.
Le meilleur
moyen de prévenir les usurpations d'un si redoutable corps, moyen dont nul
gouvernement ne s'est avisé jusqu'ici, serait de ne pas rendre ce corps
permanent, mais de régler des intervalles durant lesquels il resterait supprimé.
Ces intervalles, qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux abus le
temps de s'affermir, peuvent être fixés par la loi, de manière qu'il soit aisé
de les abréger au besoin par des commissions extraordinaires.
Ce moyen me paraît sans inconvénient, parce que, comme je
l'ai dit, le tribunat ne faisant point partie de la constitution peut être ôté
sans qu'elle en souffre; et il me paraît efficace, parce qu'un magistrat
nouvellement rétabli ne part point du pouvoir qu'avait son prédécesseur, mais de
celui que la loi lui donne.
LIVRE IV. CHAPITRE VI
DE LA DICTATURE
L'inflexibilité des lois, qui les empêche de se plier aux
événements, peut en certains cas les rendre pernicieuses, et causer par elles la
perte de l'Etat dans sa crise. L'ordre et la lenteur des formes demandent un
espace de temps que les circonstances refusent quelquefois. Il peut se présenter
mille cas auxquels le législateur n'a point pourvu, et c'est une prévoyance très
nécessaire de sentir qu'on ne peut tout prévoir.
Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu'à
s'ôter le pouvoir d'en suspendre l'effet. Sparte elle-même a laissé dormir ses
lois.
Mais il n'y a que les plus grands dangers
qui puissent balancer celui d'altérer l'ordre public, et l'on ne doit jamais
arrêter le pouvoir sacré des lois que quand il s'agit du salut de la patrie.
Dans ces cas rares et manifestes on pourvoit à la sûreté publique par un acte
particulier qui en remet la charge au plus digne. Cette commission peut se
donner de deux manières selon l'espèce du danger.
Si pour y remédier il suffit d'augmenter l'activité du gouvernement, on
le concentre dans un ou deux de ses membres. Ainsi ce n'est pas l'autorité des
lois qu'on altère mais seulement la forme de leur administration. Que si le
péril est tel que l'appareil des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors on
nomme un chef suprême qui fasse taire toutes les lois et suspende un moment
l'autorité souveraine; en pareil cas la volonté générale n'est pas douteuse, et
il est évident que la première intention du peuple est que l'Etat ne périsse
pas. De cette manière la suspension de l'autorité législative ne l'abolit point;
le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler, il la domine sans
pouvoir la représenter; il peut tout faire, excepté des lois.
Le premier moyen s'employait par le Sénat romain quand il
chargeait les consuls par une formule consacrée de pourvoir au salut de la
République; le second avait lieu quand un des deux consuls nommait un
dictateur 43 ; usage dont
Albe avait donné l'exemple à Rome.
Dans les
commencements de la République on eut très souvent recours à la dictature, parce
que l'Etat n'avait pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir
par la force de sa constitution. Les moeurs rendant alors superflues bien des
précautions qui eussent été nécessaires dans un autre temps, on ne craignait ni
qu'un dictateur abusât de son autorité, ni qu'il tentât de la garder au-delà du
terme. Il semblait, au contraire, qu'un si grand pouvoir fût à charge à celui
qui en était revêtu, tant il se hâtait de s'en défaire; comme si c'eût été un
poste trop pénible et trop périlleux de tenir la place des lois!
Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus mais celui de
l'avilissement qui fait blâmer l'usage indiscret de cette suprême magistrature
dans les premiers temps. Car tandis qu'on la prodiguait à des élections, à des
dédicaces, à des choses de pure formalité, il était à craindre qu'elle ne devînt
moins redoutable au besoin, et qu'on ne s'accoutumât à regarder comme un vain
titre celui qu'on n'employait qu'à de vaines cérémonies.
Vers la fin de la République, les Romains, devenus plus circonspects,
ménagèrent la dictature avec aussi peu de raison qu'ils l'avaient prodiguée
autrefois. Il était aisé de voir que leur crainte était mal fondée, que la
faiblesse de la capitale faisait alors sa sûreté contre les magistrats qu'elle
avait dans son sein, qu'un dictateur pouvait en certains cas défendre la liberté
publique sans jamais y pouvoir attenter, et que les fers de Rome ne seraient
point forgés dans Rome même, mais dans ses armées: le peu de résistance que
firent Marius à Sylla, et Pompée à César, montra bien ce qu'on pouvait attendre
de l'autorité du dedans contre la force du dehors.
Cette erreur leur fit faire de grandes fautes. Telle, par exemple, fut
celle de n'avoir pas nommé un dictateur dans l'affaire de Catilina; car comme il
n'était question que du dedans de la ville, et, tout au plus, de quelque
province d'Italie, avec l'autorité sans bornes que les lois donnaient au
dictateur il eût facilement dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que par
un concours d'heureux hasards que jamais la prudence humaine ne devait
attendre.
Au lieu de cela, le Sénat se contenta
de remettre tout son pouvoir aux consuls; d'où il arriva que Cicéron, pour agir
efficacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point capital, et que,
si les premiers transports de joie firent approuver sa conduite, ce fut avec
justice que dans la suite on lui demanda compte du sang des citoyens versé
contre les lois; reproche qu'on n'eût pu faire à un dictateur. Mais l'éloquence
du consul entraîna tout; et lui-même, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que
sa patrie, ne cherchait pas tant le moyen le plus légitime et le plus sûr de
sauver l'État que celui d'avoir tout l'honneur de cette affaire
44 . Aussi
fut-il honoré justement comme libérateur de Rome, et justement puni comme
infracteur des lois. Quelque brillant qu'ait été son rappel, il est certain que
ce fut une grâce.
Au reste, de quelque manière
que cette importante commission soit conférée, il importe d'en fixer la durée à
un terme très court qui jamais ne puisse être prolongé; dans les crises qui la
font établir l'État est bientôt détruit ou sauvé, et, passé le besoin pressant,
la dictature devient tyrannique ou vaine. A Rome les dictateurs ne l'étant que
pour six mois, la plupart abdiquèrent avant ce terme. Si le terme eût été plus
long, peut-être eussent-ils été tentés de le prolonger encore, comme firent les
décemvirs celui d'une année. Le dictateur n'avait que le temps de pourvoir au
besoin qui l'avait fait élire, il n'avait pas celui de songer à d'autres
projets.
LIVRE IV. CHAPITRE VII
DE LA CENSURE
De même que la déclaration de la volonté générale se fait
par la loi, la déclaration du jugement public se fait par la censure; l'opinion
publique est l'espèce de loi dont le censeur est le ministre, et qu'il ne fait
qu'appliquer aux cas particuliers, à l'exemple du prince.
Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre de
l'opinion du peuple, il n'en est que le déclarateur, et sitôt qu'il s'en écarte,
ses décisions sont vaines et sans effet.
Il est
inutile de distinguer les moeurs d'une nation des objets de son estime; car tout
cela tient au même principe et se confond nécessairement. Chez tous les peuples
du monde, ce n'est point la nature mais l'opinion qui décide du choix de leurs
plaisirs. Redressez les opinions des hommes et leurs moeurs s'épureront
d'elles-mêmes. On aime toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel, mais
c'est sur ce jugement qu'on se trompe; c'est donc ce jugement qu'il s'agit de
régler. Qui juge des moeurs juge de l'honneur, et qui juge de l'honneur prend sa
loi de l'opinion.
Les opinions d'un peuple
naissent de sa constitution; quoique la loi ne règle pas les moeurs, c'est la
législation qui les fait naître; quand la législation s'affaiblit les moeurs
dégénèrent, mais alors le jugement des censeurs ne fera pas ce que la force des
lois n'aura pas fait.
Il suit de là que la
censure peut être utile pour conserver les moeurs, jamais pour les rétablir.
Etablissez des censeurs durant la vigueur des lois; sitôt qu'elles l'ont perdue,
tout est désespéré; rien de légitime n'a plus de force lorsque les lois n'en ont
plus.
La censure maintient les moeurs en
empêchant les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages
applications, quelquefois même en les fixant lorsqu'elles sont encore
incertaines. L'usage des seconds dans les duels, porté jusqu'à la fureur dans le
royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d'un édit du Roi: Quant à ceux
qui ont la lâcheté d'appeler des seconds. Ce jugement prévenant celui du public
le détermina tout d'un coup. Mais quand les mêmes édits voulurent prononcer que
c'était aussi une lâcheté de se battre en duel, ce qui est très vrai, mais
contraire à l'opinion commune, le public se moqua de cette décision sur laquelle
son jugement était déjà porté.
J'ai dit
ailleurs 45 que l'opinion
publique n'étant point soumise à la contrainte, il n'en fallait aucun vestige
dans le tribunal établi pour la représenter. On ne peut trop admirer avec quel
art ce ressort, entièrement perdu chez les modernes, était mis en oeuvre chez
les Romains et mieux chez les Lacédémoniens.
Un
homme de mauvaises moeurs ayant ouvert un bon avis dans le conseil de Sparte,
les éphores sans en tenir compte firent proposer le même avis par un citoyen
vertueux. Quel honneur pour l'un, quelle honte pour l'autre, sans avoir donné ni
louange ni blâme à aucun des deux! Certains ivrognes de Samos 46 souillèrent le
tribunal des éphores: le lendemain par édit public il fut permis aux Samiens
d'être des vilains. Un vrai châtiment eût été moins sévère qu'une pareille
impunité. Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n'est pas honnête, la Grèce
n'appelle pas de ses jugements.
LIVRE IV. CHAPITRE VIII
DE LA RELIGION CIVILE
Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois que les
dieux, ni d'autre gouvernement que le théocratique. Ils firent le raisonnement
de Caligula, et alors ils raisonnaient juste. Il faut une longue altération de
sentiments et d'idées pour qu'on puisse se résoudre à prendre son semblable pour
maître, et se flatter qu'on s'en trouvera bien.
De cela seul qu'on mettait Dieu à la tête de chaque société politique,
il s'ensuivit qu'il y eut autant de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers
l'un à l'autre, et presque toujours ennemis, ne purent longtemps reconnaître un
même maître: deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir au même chef.
Ainsi des divisions nationales résulta le polythéisme, et de là l'intolérance
théologique et civile qui naturellement est la même, comme il sera dit
ci-après.
La fantaisie qu'eurent les Grecs de
retrouver leurs dieux chez les peuples barbares vint de celle qu'ils avaient
aussi de se regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c'est de
nos jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l'identité des
dieux de diverses nations; comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient être le
même dieu; comme si le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs et le Jupiter des
Latins pouvaient être le même; comme s'il pouvait rester quelque chose commune à
des êtres chimériques portant des noms différents!
Que si l'on demande comment dans le paganisme où chaque Etat avait son
culte et ses dieux il n'y avait point de guerres de religion? Je réponds que
c'était par cela même que chaque Etat, ayant son culte propre aussi bien que son
gouvernement, ne distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre politique
était aussi théologique: les départements des dieux étaient, pour ainsi dire,
fixés par les bornes des nations. Le dieu d'un peuple n'avait aucun droit sur
les autres peuples. Les dieux des païens n'étaient point des dieux jaloux; ils
partageaient entre eux l'empire du monde: Moïse même et le peuple hébreu se
prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d'Israël. Ils regardaient,
il est vrai, comme nuls les dieux des Chananéens, peuples proscrits, voués à la
destruction, et dont ils devaient occuper la place; mais voyez comment ils
parlaient des divinités des peuples voisins qu'il leur était défendu d'attaquer!
La possession de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disait Jephté aux
Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due? Nous possédons au même titre
les terres que notre Dieu vainqueur s'est acquises47 . C'était là,
ce me semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos et ceux du
Dieu d'Israël.
Mais quand les Juifs, soumis aux
rois de Babylone et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s'obstiner à ne
reconnaître aucun autre dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion
contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu'on lit dans leur histoire,
et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme48 .
Chaque religion étant donc uniquement attachée aux lois de
l'Etat qui la prescrivait, il n'y avait point d'autre manière de convertir un
peuple que de l'asservir, ni d'autres missionnaires que les conquérants et,
l'obligation de changer de culte étant la loi des vaincus, il fallait commencer
par vaincre avant d'en parler. Loin que les hommes combattissent pour les dieux,
c'étaient, comme dans Homère, les dieux qui combattaient pour les hommes; chacun
demandait au sien la victoire, et la payait par de nouveaux autels. Les Romains,
avant de prendre une place, sommaient ses dieux de l'abandonner, et quand ils
laissaient aux Tarentins leurs dieux irrités, c'est qu'ils regardaient alors ces
dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur faire hommage: Ils laissaient aux
vaincus leurs dieux comme ils leur laissaient leurs lois. Une couronne au
Jupiter du Capitole était souvent le seul tribut qu'ils imposaient.
Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte
et leurs dieux, et ayant souvent eux-mêmes adopté ceux des vaincus en accordant
aux uns et aux autres le droit de cité, les peuples de ce vaste empire se
trouvèrent insensiblement avoir des multitudes de dieux et de cultes, à peu près
les mêmes partout; et voilà comment le paganisme ne fut enfin dans le monde
connu qu'une seule et même religion.
Ce fut dans
ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel; ce
qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l'Etat cessa
d'être un, et causa les divisions intestines qui n'ont jamais cessé d'agiter les
peuples chrétiens. Or cette idée nouvelle d'un royaume de l'autre monde n'ayant
pu jamais entrer dans la tête des païens, ils regardèrent toujours les chrétiens
comme de vrais rebelles qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient que
le moment de se rendre indépendants et maîtres, et d'usurper adroitement
l'autorité qu'ils feignaient de respecter dans leur faiblesse. Telle fut la
cause des persécutions.
Ce que les païens
avaient craint est arrivé; alors tout a changé de face, les humbles chrétiens
ont changé de langage, et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l'autre monde
devenir sous un chef visible le plus violent despotisme dans
celui-ci.
Cependant, comme il y a toujours eu un
prince et des lois civiles, il a résulté de cette double puissance un perpétuel
conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les États
chrétiens, et l'on n'a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou du
prêtre on était obligé d'obéir.
Plusieurs
peuples cependant, même dans l'Europe ou à son voisinage, ont voulu conserver ou
rétablir l'ancien système, mais sans succès; l'esprit du christianisme a tout
gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu indépendant du souverain,
et sans liaison nécessaire avec le corps de l'État. Mahomet eut des vues très
saines, il lia bien son système politique, et tant que la forme de son
gouvernement subsista sous les califes ses successeurs, ce gouvernement fut
exactement un, et bon en cela. Mais les Arabes devenus florissants, lettrés,
polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares; alors la division
entre les deux puissances recommença; quoiqu'elle soit moins apparente chez les
mahométans que chez les chrétiens, elle y est pourtant, surtout dans la secte
d'Ali, et il y a des États, tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire
sentir.
Parmi nous, les rois d'Angleterre se
sont établis chefs de l'Église, autant en ont fait les czars; mais par ce titre
ils s'en sont moins rendus les maîtres que les ministres; ils ont moins acquis
le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir. Ils n'y sont pas
législateurs, ils n'y sont que princes. Partout où le clergé fait un corps49 il est maître
et législateur dans sa partie. Il y a donc deux puissances, deux souverains, en
Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs.
De
tous les auteurs chrétiens le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le
mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l'aigle, et
de tout ramener à l'unité politique, sans laquelle jamais État ni gouvernement
ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l'esprit dominateur du
christianisme était incompatible avec son système, et que l'intérêt du prêtre
serait toujours plus fort que celui de l'Etat. Ce n'est pas tant ce qu'il y a
d'horrible et de faux dans sa politique que ce qu'il y a de juste et de vrai qui
l'a rendue odieuse50 .
Je crois qu'en développant sous ce point de vue les faits
historiques on réfuterait aisément les sentiments opposés de Bayle et de
Warburton, dont l'un prétend que nulle religion n'est utile au corps politique,
et dont l'autre soutient au contraire que le christianisme en est le plus ferme
appui. On prouverait au premier que jamais État ne fut fondé que la religion ne
lui servît de base, et au second que la loi chrétienne est au fond plus nuisible
qu'utile à la forte constitution de l'État. Pour achever de me faire entendre,
il ne faut que donner un peu plus de précision aux idées trop vagues de religion
relatives à mon sujet.
La religion considérée
par rapport à la société, qui est ou générale ou particulière, peut aussi se
diviser en deux espèces, savoir la religion de l'homme et celle du citoyen. La
première, sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement
intérieur du dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et
simple religion de l'Évangile, le vrai théisme, et ce qu'on peut appeler le
droit divin naturel. L'autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux,
ses patrons propres et tutélaires: elle a ses dogmes, ses rites, son culte
extérieur prescrit par des lois; hors la seule nation qui la suit, tout est pour
elle infidèle étranger, barbare; elle n'étend les devoirs et les droits de
l'homme qu'aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des
premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou
positif.
Il y a une troisième sorte de religion
plus bizarre, qui donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux
patries, les soumet à des devoirs contradictoires et les empêche de pouvoir être
à la fois dévots et citoyens. Telle est la religion des lamas, telle est celle
des Japonais, tel est le christianisme romain. On peut appeler celle-ci la
religion du Prêtre. Il en résulte une sorte du droit mixte et insociable qui n'a
point de nom.
À considérer politiquement ces
trois sortes de religions, elles ont toutes leurs défauts. La troisième est si
évidemment mauvaise que c'est perdre le temps de s'amuser à le démontrer. Tout
ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien. Toutes les institutions qui mettent
l'homme en contradiction avec lui-même ne valent rien.
La seconde est bonne en ce qu'elle réunit le culte divin et l'amour des
lois, et que faisant de la patrie l'objet de l'adoration des citoyens, elle leur
apprend que servir l'État c'est en servir le dieu tutélaire. C'est une espèce de
théocratie, dans laquelle on ne doit point avoir d'autre pontife que le prince,
ni d'autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays c'est aller
au martyre, violer les lois c'est être impie, et soumettre un coupable à
l'exécration publique c'est le dévouer au courroux des Dieux; sacer
estod.
Mais elle est mauvaise en ce qu'étant
fondée sur l'erreur et sur le mensonge elle trompe les hommes, les rend
crédules, superstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain
cérémonial. Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive et tyrannique,
elle rend un peuple sanguinaire et intolérant; en sorte qu'il ne respire que
meurtre et massacre, et croit faire une action sainte en tuant quiconque n'admet
pas ses dieux. Cela met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous
les autres, très nuisible à sa propre sûreté.
Reste donc la religion de l'homme ou le christianisme, non pas celui
d'aujourd'hui, mais celui de l'Évangile, qui en est tout à fait différent. Par
cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se
reconnaissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas
même à la mort.
Mais cette religion n'ayant
nulle relation particulière avec le corps politique laisse aux lois la seule
force qu'elles tirent d'elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, et par là
un des grands liens de la société particulière reste sans effet. Bien plus; loin
d'attacher les coeurs des citoyens à l'État, elle les en détache comme de toutes
les choses de la terre: je ne connais rien de plus contraire à l'esprit
social.
On nous dit qu'un peuple de vrais
chrétiens formerait la plus parfaite société que l'on puisse imaginer. Je ne
vois à cette supposition qu'une grande difficulté; c'est qu'une société de vrais
chrétiens ne serait plus une société d'hommes.
Je dis même que cette société supposée ne serait avec toute sa
perfection ni la plus forte ni la plus durable. A force d'être parfaite, elle
manquerait de liaison; son vice destructeur serait dans sa perfection
même.
Chacun remplirait son devoir; le peuple
serait soumis aux lois, les chefs seraient justes et modérés, les magistrats
intègres, incorruptibles, les soldats mépriseraient la mort, il n'y aurait ni
vanité ni luxe; tout cela est fort bien, mais voyons plus loin.
Le christianisme est une religion toute spirituelle,
occupée uniquement des choses du Ciel: la patrie du chrétien n'est pas de ce
monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une profonde
indifférence sur le bon ou mauvais succès de ses soins. Pourvu qu'il n'ait rien
à se reprocher, peu lui importe que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l'État
est florissant, à peine ose-t-il jouir de la félicité publique, il craint de
s'enorgueillir de la gloire de son pays; si l'État dépérit, il bénit la main de
Dieu qui s'appesantit sur son peuple.
Pour que
la société fût paisible et que l'harmonie se maintînt, il faudrait que tous les
citoyens sans exception fussent également bons chrétiens. Mais si
malheureusement il s'y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Catilina,
par exemple, un Cromwell, celui-là très certainement aura bon marché de ses
pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal
de son prochain. Dès qu'il aura trouvé par quelque ruse l'art de leur en imposer
et de s'emparer d'une partie de l'autorité publique, voilà un homme constitué en
dignité; Dieu veut qu'on le respecte; bientôt voilà une puissance; Dieu veut
qu'on lui obéisse; le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il? c'est la
verge dont Dieu punit ses enfants. On se ferait conscience de chasser
l'usurpateur, il faudrait troubler le repos public, user de violence, verser du
sang; tout cela s'accorde mal avec la douceur du chrétien; et après tout,
qu'importe qu'on soit libre ou serf dans cette vallée de misères? l'essentiel
est d'aller en paradis, et la résignation n'est qu'un moyen de plus pour
cela.
Survient-il quelque guerre étrangère? Les
citoyens marchent sans peine au combat; nul d'entre eux ne songe à fuir; ils
font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils savent plutôt mourir
que vaincre. Qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, qu'importe? La providence ne
sait-elle pas mieux qu'eux ce qu'il leur faut? Qu'on imagine quel parti un
ennemi fier, impétueux, passionné peut tirer de leur stoïcisme! Mettez vis-à-vis
d'eux ces peuples généreux que dévorait l'ardent amour de la gloire et de la
patrie, supposez votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome; les
pieux chrétiens seront battus, écrasés, détruits avant d'avoir eu le temps de se
reconnaître, ou ne devront leur salut qu'au mépris que leur ennemi concevra pour
eux. C'était un beau serment à mon gré que celui des soldats de Fabius; ils ne
jurèrent pas de mourir ou de vaincre, ils jurèrent de revenir vainqueurs, et
tinrent leur serment: Jamais des chrétiens n'en eussent fait un pareil; ils
auraient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe en
disant une république chrétienne; chacun de ces deux mots exclut l'autre. Le
christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop
favorable à la tyrannie pour qu'elle n'en profite pas toujours. Les vrais
chrétiens sont faits pour être esclaves; ils le savent et ne s'en émeuvent
guère; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux.
Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous dit-on. Je le nie. Qu'on
m'en montre de telles? Quant à moi, je ne connais point de troupes chrétiennes.
On me citera les croisades. Sans disputer sur la valeur des Croisés, je
remarquerai que bien loin d'être des chrétiens, c'étaient des soldats du prêtre,
c'étaient des citoyens de l'Église; ils se battaient pour son pays spirituel,
qu'elle avait rendu temporel on ne sait comment. À le bien prendre, ceci rentre
sous le paganisme; comme l'Évangile n'établit point une religion nationale,
toute guerre sacrée est impossible parmi les chrétiens.
Sous les empereurs païens les soldats chrétiens étaient braves; tous les
auteurs chrétiens l'assurent, et je le crois: c'était une émulation d'honneur
contre les troupes païennes. Dès que les empereurs furent chrétiens cette
émulation ne subsista plus, et quand la croix eut chassé l'aigle, toute la
valeur romaine disparut.
Mais laissant à part
les considérations politiques, revenons au droit, et fixons les principes sur ce
point important. Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets
ne passe point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité publique51 . Les sujets
ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions
importent à la communauté. Or il importe bien à l'État que chaque citoyen ait
une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion
n'intéressent ni l'État ni ses membres qu'autant que ces dogmes se rapportent à
la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers
autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu'il lui plaît, sans qu'il
appartienne au souverain d'en connaître. Car comme il n'a point de compétence
dans l'autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce
n'est pas son affaire, pourvu qu'ils soient bons citoyens dans
celle-ci.
Il y a donc une profession de foi
purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas
précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans
lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle52 . Sans pouvoir
obliger personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit
pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable
d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son
devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se
conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus
grand des crimes, il a menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre,
énoncés avec précision sans explications ni commentaires. L'existence de la
divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la
vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du
contrat social et des lois, voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes
négatifs, je les borne à un seul; c'est l'intolérance: elle rentre dans les
cultes que nous avons exclus.
Ceux qui
distinguent l'intolérance civile et l'intolérance théologique se trompent, à mon
avis. Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en
paix avec des gens qu'on croit damnés; les aimer serait haïr Dieu qui les punit;
il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les tourmente. Partout où
l'intolérance théologique est admise, il est impossible qu'elle n'ait pas
quelque effet civil 53; et sitôt
qu'elle en a, le souverain n'est plus souverain, même au temporel: dès lors les
prêtres sont les vrais maîtres; les rois ne sont que leurs officiers.
Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus y avoir
de religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les
autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux devoirs du citoyen.
Mais quiconque ose dire: Hors de l'Eglise point de salut, doit être chassé de
l'Etat; à moins que l'Etat ne soit l'Eglise, et que le prince ne soit le
pontife. Un tel dogme n'est bon que dans un gouvernement théocratique, dans tout
autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu'Henri IV embrassa la
religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme, et surtout à
tout prince qui saurait raisonner.
LIVRE IV. CHAPITRE IX
CONCLUSION
Après avoir posé les vrais principes du droit politique et
tâché de fonder l'État sur sa base, il resterait à l'appuyer par ses relations
externes; ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la
guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les
traités, etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte
vue; j'aurais dû la fixer toujours plus près de moi.
NOTES
Note 1: «Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l'histoire des anciens abus, et on s'est entêté mal à propos quand on s'est donné la peine de les trop étudier.» Traité manuscrit des intérêts de la Fr. avec ses voisins; par M. L. M. d'A. Voilà précisément ce qu'a fait Grotius.
Note 2: Voyez un petit traité de Plutarque intitulé: Que les bêtes usent de la raison.
Note 3: "Les Romains qui ont (mieux) entendu et plus respecté le droit de la guerre qu'aucune nation du monde portaient si loin le scrupule à cet égard qu'il n'était pas permis à un citoyen de servir comme volontaire sans s'être engagé expressément contre l'ennemi et nommément contre tel ennemi. Une légion où Caton le fils faisait ses premières armes sous Popilius allant été réformée, Caton le Père écrivit à Popilius que s'il voulait bien que son fils continuât de servir sous lui il fallait lui faire prêter un nouveau serment militaire, parce que le premier étant annulé il ne pouvait plus porter les armes contre l'ennemi. Et le même Caton écrivit à son fils de se bien garder de se présenter au combat qu'il n'eût prêté ce nouveau serment. Je sais qu'on pourra m'opposer le siège de Clusium et d'autres faits particuliers mais moi je cite des lois, des usages. Les Romains sont ceux qui ont le moins souvent transgressé leurs lois et ils sont les seuls qui en aient eu d'aussi belles." (Edition de 1782)
Note 4: Le vrai sens de ce mot s'est presque entièrement effacé chez les modernes; la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité. Cette même erreur coûta cher autrefois aux Carthaginois. Je n'ai pas lu que le titre de vives ait jamais été donné aux sujets d'aucun prince pas même anciennement aux Macédoniens, ni de nos jours aux Anglais, quoique plus près de la liberté que tous les autres. Les seuls Français prennent tout familièrement ce nom de citoyens, parce qu'ils n'en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs dictionnaires, sans quoi ils tomberaient en l'usurpant dans le crime de lèse-majesté: ce nom chez eux exprime une vertu et non pas un droit. Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a fait une lourde bévue en prenant les uns pour les autres. M. d'Alembert ne s'y est pas trompé, et a bien distingué dans son article Genève les quatre ordres d'hommes (même cinq en y comptant les simples étrangers) qui sont dans notre ville, et dont deux seulement composent la République. Nul autre auteur français, que je sache, n'a compris le vrai sens du mot citoyen.
Note 5: Sous les mauvais gouvernements cette égalité n'est qu'apparente et illusoire, elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sons toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien. D'où il suit que l'état social n'est avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque chose et qu'aucun d'eux n'a rien de trop.
Note 6: Pour qu'une volonté soit générale il n'est pas toujours nécessaire qu'elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées; toute exclusion formelle rompt la généralité.
Note 7: Chaque intérêt, dit le M. d'A., a des principes différents. L'accord de deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d'un tiers. Il eût pu ajouter que l'accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S'il n'y avait point d'intérêts différents, à peine sentirait-on l'intérêt commun qui ne trouverait jamais d'obstacle: tout irait de lui-même, et la politique cesserait d'être un art.
Note 8: Vera cosa è, dit Machiavel, che alcune divisioni nuocono alle Republiche, e alcune giovano: quelle nuocono che sono dalle sette e da partigiani accompagnate: quelle giovano che seza sette, senza partigiani si mantengono. Non potendo adunque provedere un fondatore d'una Republica che non siano nimicizie in quella, hà da proveder almeno che non vi siano sette. Hist. Fiorent., L. VII.
Note 9: Lecteurs attentifs, ne vous pressez pas, je vous prie, de m'accuser ici de contradiction. Je n'ai pu l'éviter dans les termes, vu la pauvreté de la langue; mais attendez.
Note 10: Je n'entends pas seulement par ce mot une aristocratie ou une démocratie, mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la loi. Pour être légitime il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le souverain, mais qu'il en soit le ministre: alors la monarchie elle-même est république. Ceci s'éclaircira dans le livre suivant.
Note 11: Un peuple ne devient célèbre que quand sa législation commence à décliner. On ignore durant combien de siècles l'institution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu'il fût question d'eux dans le reste de la Grèce.
Note 12: Ceux qui ne considèrent Calvin que comme théologien connaissent mal l'étendue de son génie. La rédaction de nos sages édits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant déshonneur que son institution. Quelque révolution que le temps puisse amener dans notre culte, tant que l'amour de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d'y être en bénédiction.
Note 13: E veramente, dit Machiavel, mai non fù alcuno ordinatore di leggi straordinarie in un popolo, che non ricorresse a Dio, perche altrimenti non sarebbero accettate; perche sono molti beni conosciuti da uno prudente, i quali non hanno in se raggioni evidenti da potergli persuadere ad altrui. Discorsi sopra Tito Livio, L. I, c. XI.
Note 14: Edition de 1782: "La plupart des peuples ainsi que des hommes..."
Note 15: Edition de 1782: "La jeunesse n'est pas l'enfance. Il est pour les nations comme pour les hommes un temps de jeunesse, ou si l'on veut de maturité qu'il faut attendre..."
Note 16: Si de deux peuples voisins l'un ne pouvait se passer de l'autre, ce serait une situation très dure pour le premier et très dangereuse pour le second. Toute nation sage, en pareil cas, s'efforcera bien vite de délivrer l'autre de cette dépendance. La République de Thlascala enclavée dans l'empire du Mexique aima mieux se passer de sel que d'en acheter des Mexicains, et même que d'en accepter gratuitement. Les sages Thlascalans virent le piège caché sous cette libéralité. Ils se conservèrent libres, et ce petit Etat, enfermé dans ce grand empire, fut enfin l'instrument de sa ruine.
Note 17: Voulez-vous donc donner à l'État de la consistance? rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible: ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun; de l'un sortent les fauteurs de la tyrannie et de l'autre les tyrans; c'est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique; l'un l'achète et l'autre la vend.
Note 18: Quelque branche de commerce extérieur, dit le M. d'A., ne répand guère qu'une fausse utilité pour un royaume en général elle peut enrichir quelques particuliers même quelques villes mais la nation entière n'y gagne rien, et lé peuple n'en est pas mieux.
Note 19: C'est ainsi qu'à Venise on donne au collège le nom de sérénissime Prince, même quand le Doge n'y assiste pas.
Note 20: Le Palatin de Posnanie, père du roi de Pologne, duc de Lorraine.
Note 21: Il est clair que le mot Optimates chez les Anciens ne veut pas dire les meilleurs, mais les plus puissants.
Note 22: Il importe beaucoup de régler par des lois la forme de l'élection des magistrats: car en l'abandonnant à la volonté du prince on ne peut éviter de tomber dans l'aristocratie héréditaire, comme il est arrivé aux républiques de Venise et de Berne. Aussi la première est-elle depuis longtemps un État dissous, mais la seconde se maintient par l'extrême sagesse de son Sénat; c'est une exception bien honorable et bien dangereuse.
Note 23: Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen: mais attaché à la maison de Médicis il était forcé dans l'oppression de sa patrie de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrète et l'opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses discours sur Tite-Live et de son histoire de Florence démontre que ce profond politique n'a eu jusqu'ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre, je le crois bien; c'est elle qu'il dépeint le plus clairement. (Edition de 1782).
Note 24: Tacite: Hist., L. I.
Note 25: In Civili.
Note 26: Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci-devant, L, II, chap. IX, sur les inconvénients des grandsÉtats: car il s'agissait là de l'autorité du gouvernement sur ses membres, et il s'agit ici de sa force contre les sujets. Ses membres épars lui servent de points d'appui pour agir au loin sur le peuple, mais il n'a nul point d'appui pour agir directement sur ces membres mêmes. Ainsi dans l'un des cas la longueur du levier en fait la faiblesse, et la force dans l'autre cas.
Note 27: On doit juger sur le même principe des siècles qui méritent la préférence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré ceux où l'on a vu fleurir les lettres et les arts, sans pénétrer l'objet secret de leur culture, sans en considérer le funeste effet, idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt grossier qui fait parler les auteurs? Non, quoi qu'ils en puissent dire, quand malgré son éclat un pays se dépeuple il n'est pas vrai que tout aille bien, et il ne suffit pas qu'un poète ait cent mille livres de rente pour que son siècle soit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, et à la tranquillité des chefs, qu'au bien-être des nations entières et surtout des Etats les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche tandis qu'on dispute à qui les tyrannisera. C'est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles; quand tout reste écrasé sous le joug, c'est alors que tout dépérit; c'est alors que les chefs les détruisant à leur aise, ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. Quand les tracasseries des grands agitaient le royaume de France, et que le coadjuteur de Paris portait au parlement un poignard dans sa poche cela n'empêchait pas que le peuple français ne vécût heureux et nombreux dans une honnête et libre aisance. Autrefois la Grèce fleurissait au sein des plus cruelles guerres; le sang y coulait à flots, et tout le pays était couvert d'hommes. Il semblait, dit Machiavel, qu'au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre république en devînt plus puissante; la vertu de ses citoyens, leurs moeurs, leur indépendance avaient plus d'effet pour la renforcer que toutes ses dissensions n'en avaient pour l'affaiblir. Un peu d'agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l'espèce est moins la paix que la liberté.
Note 28: La formation lente et le progrès de la république de Venise dans ses lagunes offre un exemple notable de cette succession; et il est bien étonnant que depuis plus de douze cents ans les Vénitiens semblent n'en être encore qu'au second terme, lequel commença au Serrar di Consiglio en 1198. Quant aux anciens ducs qu'on leur reproche, quoi qu'en puisse dire le squitinio delta libertà veneta, il est prouvé qu'ils n'ont point été leurs souverains. On ne manquera pas de m'objecter la République romaine qui suivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, passant de la monarchie à l'aristocratie, et de l'aristocratie à la démocratie. Je suis bien éloigné d'en penser ainsi. Le premier établissement de Romulus fut un gouvernement mixte qui dégénéra promptement en despotisme. Par des causes particulières l'Etat périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme constante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'abolissant pas le patriciat. Car de cette manière l'aristocratie héréditaire qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la démocratie, la forme du gouvernement toujours incertaine et flottante ne fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établissement des tribuns; alors seulement il y eut un vrai gouvernement et une véritable démocratie. En effet le peuple alors n'était pas seulement souverain mais aussi magistrat et juge, le Sénat n'était qu'un tribunal en sous-ordre pour tempérer ou concentrer le gouvernement, et les consuls eux-mêmes, bien que patriciens, bien que premiers magistrats, bien que généraux absolus à la guerre, n'étaient à Rome que les présidents du peuple. Dès lors on vit aussi le gouvernement prendre sa pente naturelle et tendre fortement à l'aristocratie. Le patriciat s'abolissant comme de lui-même, l'aristocratie n'était plus dans le corps des patriciens comme elle est à Venise et à Gênes, mais dans le corps du Sénat composé de patriciens et de plébéiens, même dans le corps des tribuns quand ils commencèrent d'usurper une puissance active: car les mots ne font rien aux choses, et quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une aristocratie. De l'abus de l'aristocratie naquirent les guerres civiles et le triumvirat. Sylla, Jules César, Auguste devinrent dans le fait de véritables monarques, et enfin sous le despotisme de Tibère l'Etat fut dissous. L'histoire romaine ne dément donc pas mon principe; elle le confirme.
Note 29: Omnes enim et habentur et dicuntur Tyranni qui potestate utuntur perpetua, in ea Civitate quae libertate usa est. Corn. Nep., in Miltiad. Il est vrai qu'Aristote, Mor. de Nicom., l. VIII, c. 10 distingue le tyran du roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre utilité et le second seulement pour l'utilité de ses sujets; mais outre que généralement tous les auteurs grecs ont pris le mot tyran dans un autre sens, comme il paraît surtout par le Hiéron de Xénophon, il s'ensuivrait de la distinction d'Aristote que depuis le commencement du monde il n'aurait pas encore existé un seul roi.
Note 30: À peu près selon le sens qu'on donne à ce nom dans le parlement d'Angleterre. La ressemblance de ces emplois eût mis en conflit les consuls et les tribuns, quand même toute juridiction eût été suspendue.
Note 31: Adopter dans les pays froids le luxe et la mollesse des orientaux, c'est vouloir se donner leurs chaînes; c'est s'y soumettre encore plus nécessairement qu'eux.
Note 32: C'est ce que je m'étais proposé de faire dans la suite de cet ouvrage, lorsqu'en traitant des relations externes j'en serais venu aux confédérations. Matière toute neuve et où les principes sont encore à établir.
Note 33: Bien entendu qu'on ne quitte pas pour éluder son devoir et se dispenser de servir la patrie au moment qu'elle a besoin de nous. La fuite alors serait criminelle et punissable; ce ne serait plus retraite, mais désertion.
Note 34: Ceci doit toujours s'entendre d'un État libre; car d'ailleurs la famille, les biens, le défaut d'asile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, et alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contrat ou à la violation du contrat.
Note 35: A Gênes on lit au-devant des prisons et sur les fers des galériens ce mot Libertas. cette application de la devise est belle et juste. En effet il n y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le citoyen d'être libre. Dans un pays où tous ces gens-là seraient aux galères, on jouirait de la plus parfaite liberté.
Note 36: Le nom de Rome qu'on prétend venir de Romulus est grec, et signifie force; le nom de Numa est grec aussi, et signifie Loi. Quelle apparence que les deux premiers rois de cette ville aient porté d'avance des noms si bien relatifs à ce qu'ils ont fait?
Note 37: Ramnenses.
Note 38: Tatienses.
Note 39: Luceres.
Note 40: Je dis, au champ de Mars, parce que c'était là que s'assemblaient les comices par centuries; dans les deux autres formes le peuple s'assemblait au forum ou ailleurs, et alors les capite censi avaient autant d'influence et d'autorité que les premiers citoyens.
Note 41: Cette centurie ainsi tirée au sort s'appelait prae rogativa, à cause qu'elle était la première à qui l'on demandait son suffrage, et c'est de là qu'est venu le mot de prérogative.
Note 42: Custodes, Distributores, Rogatores suffiragiorum.
Note 43: Cette nomination se faisait de nuit et en secret, comme si l'on avait eu honte de mettre un homme au-dessus des lois.
Note 44: C'est ce dont il ne pouvait se répondre en proposant un dictateur, n'osant se nommer lui-même et ne pouvant s'assurer que son collègue le nommerait.
Note 45: Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai traité plus au long dans la Lettre à M. d'Alembert.
Note 46: "Ils étaient d'une autre île que la délicatesse de notre langue défend de nommer dans cette occasion."
Note 47: Nonne ea quae possidet Chamos deus tuus tibi jure debentur? Tel est le texte de la Vulgate. Le Père de Carrières a traduit Ne croyez-vous pas avoir droit de posséder ce qui appartient à Chamos votre Dieu? J'ignore la force du texte hébreu; mais je vois que dans la Vulgate Jephté reconnaît positivement le droit du dieu Chamos, et que le traducteur français affaiblit cette reconnaissance par un selon vous qui n'est pas dans le latin.
Note 48: Il est de la dernière évidence que la guerre des Phociens appelée guerre sacrée n'était point une guerre de religion. Elle avait pour objet de punir des sacrilèges et non de soumettre des mécréants.
Note 49: Il faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées formelles, comme celles de France, qui lient le clergé en un corps, que la communion des Eglises. La communion et l'excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maître des peuples et des rois. Tous les prêtres qui communiquent ensemble sont concitoyens, fussent-ils des deux bouts du monde. Cette invention est un chef-d'oeuvre en politique. Il n'y avait rien de semblable parmi les prêtres païens; aussi n'ont-ils jamais fait un corps de clergé.
Note 50: Voyez entre autres dans une lettre de Grotius à son frère du 11 avril 1643 ce que ce savant homme approuve et ce qu'il blâme dans le livre de Cive. Il est vrai que, porté à l'indulgence, il paraît pardonner à l'auteur le bien en faveur du mal, mais tout le monde n'est pas si clément.
Note 51: Dans la République, dit le M. d'A., chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la borne invariable, on ne peut la poser plus exactement. Je n'ai pu me refuser au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d'un homme illustre et respectable, qui avait conservé jusque dans le ministère le coeur d'un vrai citoyen, et des vues droites et saines sur le gouvernement de son pays.
Note 52: César plaidant pour Catilina tâchait d'établir le dogme de la mortalité de l'âme, Caton et Cicéron pour le réfuter ne s'amusèrent point à philosopher: ils se contentèrent de montrer que César parlait en mauvais citoyen et avançait une doctrine pernicieuse à l'Etat. En effet voilà de quoi devait juger le Sénat de Rome, et non d'une question de théologie.
Note 53: Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des effets civils sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons donc qu'un clergé vienne à bout de s'attribuer à lui seul le droit de passer cet acte; droit qu'il doit nécessairement usurper dans toute religion intolérante. Alors n'est-il pas clair qu'en faisant valoir à propos l'autorité de l'Eglise il rendra vaine celle du prince qui n'aura plus de sujets que ceux que le clergé voudra bien lui donner. Maître de marier ou de ne pas marier les gens selon qu'ils auront ou n'auront pas telle ou telle doctrine, selon qu'ils admettront ou rejetteront tel ou tel formulaire, selon qu'ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment et tenant ferme, n'est-il pas clair qu'il disposera seul des héritages, des charges, des citoyens, de l'État même, qui ne saurait subsister n'étant plus composé que des bâtards? Mais, dira-t-on, l'on appellera comme d'abus, on ajournera, décrétera, saisira le temporel. Quelle pitié! Le clergé, pour peu qu'il ait, je ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire et ira son train; il laissera tranquillement appeler, ajourner, décréter, saisir, et finira par être le maître. Ce n'est pas, ce me semble, un grand sacrifice d'abandonner une partie quand on est sûr de s'emparer du tout.
Texte du domaine public
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